jeudi 7 juin 2012

Libération 25 mai 2012


Elle court, elle court, la parano

Par VINCENT GIRET
Mais d’où vient cette maladie infantile qui se joue des meilleurs esprits, des latitudes et des régimes politiques ? Elle semble ne connaître aucun répit, aucune limite, aucun antidote. Cette pathologie d’un début de siècle sans boussole, qui guette chacun d’entre nous, c’est la paranoïa. Elle court, elle court, comme le furet. Elle prospère au point d’envahir et de polluer un espace public pourtant informé et éduqué comme jamais dans l’histoire de l’humanité.
Souvent, elle s’insinue dans la sphère professionnelle et personnelle. Elle fait son miel des drames comme des querelles, des révolutions comme des faits les plus minimes ou les plus intimes. Du 11 Septembre à la mort de Ben Laden, de l’affaire DSK aux printemps arabes, jamais la rhétorique du complot n’a semblé aussi prégnante, aussi insidieuse, aussi partagée. «Pourquoi aimons-nous tant les complots ?» s’interroge le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, dans un livre d’échanges avec le journaliste Laurent Bazin, prolongeant une séance du collège de philosophie à la Sorbonne. Il faut d’abord se rendre à l’évidence : «Nous aimons les conspirations, les machinations, les jeux à trois bandes et les coups tordus.» On se rassure comme on peut et on canalise nos peurs avec des explications limpides comme l’évidence, parce que «rien n’est plus angoissant et vertigineux qu’un mal qui arrive sans raison».
Comment ne pas se laisser embobiner par ce «poison de l’esprit» ? Les auteurs se gardent de toute naïveté - «même les paranoïaques ont des ennemis», rappelle Woody Allen - et ils se méfient de l’illusion de la «santé parfaite» pour les choses de l’esprit. Mais ils suggèrent«d’apprivoiser» en chacun de nous cette parano moderne, «d’en repérer les séductions terriblement efficaces, et d’en neutraliser les effets les plus pervers». Il existerait ainsi une manière saine et réaliste d’être parano «avec modération».
Voici donc un livre qui tient du manuel d’hygiène mentale. Il met à nu«la métaphysique paranoïaque» et sa «géologie spirituelle», il traque«la grammaire diabolique du complotisme» et relève les signes d’un langage «préconçu et prémâché». Etymologiquement, être parano, c’est «être à côté de la connaissance», à côté de la plaque, pourrait-on dire. Tavoillot propose trois types de remède contre cette«pathologie de la raison critique» : la fabrication pour soi-même, d’abord, d’une sorte de «message d’alerte», une petite lumière rouge intérieure pour sonner l’alarme. Le deuxième remède consiste à pratiquer «la pédagogie du pouvoir» pour «défantasmer» notre regard sur la politique. Le troisième, assurément le plus difficile, c’est de faire le choix systématique de «la complexité, de la nuance, et de l’effort de compréhension»«Sans s’y complaire pour autant.» Au fond, il faudrait s’arrimer «au tragique de l’existence» et contenir«notre appétit effréné de confiance». Mais Tavoillot se garde d’affirmer que cette sagesse himalayenne est atteignable !

Tous Paranos ? Laurent Bazin et Pierre-Henri Tavoillot, Ed. de l'Aube, 2012.

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