dimanche 30 mars 2014

Trop de justice ? (4/4)

(suite…)

            Les inégalités et leurs représentations

            On peut sans doute échapper à ce dilemme (ou plutôt à ce trilemme) en tentant une sorte hiérarchisation des critères. Et cest, semble-t-il, ce que pensent les Français dans leur grande majorité quand ils sont interrogés sur leur définition dune société juste et leur représentation des inégalités. Une enquête tout à fait passionnante a été publiée en 2011 par le GEMASS (Groupe dEtude des Méthodes de lAnalyse Sociologique de la Sorbonne) sur la manière dont les Français se représentaient les inégalités (Michel Forsé et Olivier Galland ss. dir., Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, A. Colin, 2011).
Que montre cette enquête ? Dabord (et cest confirmé par toute une série dautres enquêtes, dont lenquête BVA octobre et novembre 2011[1]) que les Français ont le sentiment de vivre dans une société 1) non seulement injuste (car inégalitaire), 2) mais qui tend à devenir de plus en plus injuste et 3) même où les plus favorisés deviennent de plus en plus favorisés (Cf. les Enquêtes annuelles du Credoc). Sur cette base, on pourrait donc adopter ici un point de vue très pessimiste, voire alarmiste sur l’état du lien social français.
Mais un deuxième enseignement vient pondérer cette lecture. En effet, les réponses révèlent un décalage important entre les inégalités perçues comme fréquentes et celles qui sont jugées les plus scandaleuses. Ainsi, dans l’échelle des valeurs affichées, les inégalités les plus présentes (celles liées au revenus), ne sont pas perçues comme les plus condamnables (la hiérarchie des rangs de salaires nest pas mises en cause). A linverse, les inégalités considérées comme les plus insupportables (celles qui touchent à la discrimination ethnique ou par le genre) ne sont pas celles qui sont identifiées comme étant les plus fréquentes.
Troisième enseignement que lon peut tirer de cette enquête : les Français qui jugent que la société française est injuste ou inégalitaire le disent « en général » : leur jugement porte sur l’état des inégalités sociales plutôt que sur le degré dont ils en sont eux-mêmes personnellement affectés. Tout en considérant la société comme étant injuste, une majorité des personnes interrogées se perçoit en position « plutôt ou très favorisée ». Linjustice sociale est ainsi le résultat dun jugement « désintéressé » et nimplique pas, du coup, lidentification de « boucs émissaires » qui en apparaîtraient comme les « profiteurs ».
            On peut enfin tirer une quatrième remarque de cette enquête qui répond plus directement à notre question de définition dune société juste. Les réponses à cette enquête montre une forme de hiérarchisation des exigences. Il faut tout dabord que soient garantis les besoins de base, cest-à-dire, dans lordre, le logement, la nourriture, lhabillement, la santé, l’éducation. Il convient ensuite que soient reconnus les mérites de chacun (dans un contexte d’égalité des chances). Il serait enfin souhaitable que soient réduites les plus grandes disparités de revenus, mais sans pour autant parvenir à un alignement complet qui reviendrait à méconnaître les talents individuels. Il y a une forme de génie dans cette solution de parfait bon sens qui rejoint dailleurs le principe rawlsien du maximin : une société est juste non pas quand les inégalités ont été abolies (ce qui supposerait datteindre aux libertés), mais quand les inégalités (même accrues) profitent aux plus défavorisés. Tout le problème étant, bien sûr, de la réaliser.

            Cette enquête nous aide, je crois, à interpréter la place démesurée et paradoxale quoccupe la justice dans notre espace public et intellectuel ; et à résoudre les paradoxes que j’évoquais en commençant. Parce quil est mieux connu et plus ouvert, notre monde nous apparaît aussi infiniment plus difficile à comprendre et à interpréter. Or face à cette incertitude, « linjustice » devient une sorte de réducteur de complexité. En repérant une injustice, nous installons une logique binaire qui clarifie l'obscurité diffuse des choses : inclus/exclus, favorisés/défavorisés, gentils petits/gros salauds, profiteurs/exploités, assistés/assistants… qui permet de mettre un sens simple dans une réalité complexe. Cet usage idéologique de linjustice (qui existe à droite comme à gauche) explique aussi que la philosophie politique contemporaine se soit focalisée sur cette thématique, au moment où les idéologies commençaient à avoir du plomb dans laile[2].
            Mais cette inflation nouvelle des « injustices » ne témoigne pourtant pas à mon sens dun affaiblissement ou dune conflictualisation du lien social et politique. Dans sa Démocratie en Amérique, Tocqueville avait produit une prévision puissante sur la société démocratique : « Quand linégalité, écrivait-il, est la loi commune dune société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. Cest pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande »[3]. Il émettait ainsi une prédiction forte sur laugmentation de « lenvie » dans la société démocratique. Par rapport à la jalousie qui est la crainte de perdre ce que lon a, lenvie peut se définir comme le désir davoir ce quon na pas et que les autres ont (ou, sous une forme négative, comme le fait de se réjouir du malheur dautrui de ceux qui nous semblent supérieurs[4]). Alors que lenvie se trouvait pour ainsi dire neutralisée (ou du moins limitée à lintérieur des castes) dans les sociétés aristocratiques parce que les hiérarchies sont conçues comme « naturelles », donc incontestables, il semblait logique quelle se développât à l’âge de l’égalité démocratique.
            Or on peut émettre quelques doutes à l’égard de la vérification de cette prévision. Lenvie, bien sûr, na pas disparu, mais elle na pas atteint lampleur annoncée. A certains égards, elle semble même davantage limitée que jadis[5]. Lenquête citée dailleurs le suggérait : le sentiment dinjustice est plus le résultat dune réflexion générale désintéressée quune réaction passionnelle fruit dun ressentiment personnel. Bref, — et telle serait ma suggestion finale — dans les démocraties occidentales (et je me limite ici à cet espace) linjustice apparaît aujourd'hui comme une grille de lecture du monde ; elle ne constitue pas une norme des rapports sociaux. Nous voyons les injustices, plus que nous ne les subissons ; Nous les dénonçons plus que nous ne les vivons. Cette tendance témoigne d'un rapport plus réfléchi au réel, en tout cas plus distancié ; et d'un rapport aux autres davantage pacifié. Bref, nous devenons de plus en plus pessimistes, … et c'est là enfin une bonne raison d'être optimiste.

FIN

[2] Je me permets ici de renvoyer à mon article « Les idéologies après la fin des idéologies » in Cahiers Français, n° 364, 2011, pp. 15-20.
[3] Tome II, II, chap. XIII. On trouve un pronostic similaire chez Nietzsche.
[4] « Il ne suffit pas d’être heureux encore faut-il que les autres ne le soient pas », Jules Renard.
[5] Voir ici lanalyse subtile de Gilles Lipovetsky in Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société dhyperconsommation, Gallimard, 2006, chap. 10.

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