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Les inégalités et leurs représentations
On peut sans doute échapper à ce dilemme (ou plutôt à ce trilemme) en tentant une
sorte hiérarchisation des critères. Et c’est, semble-t-il, ce que
pensent les Français dans leur grande majorité quand ils sont interrogés sur leur définition d’une société juste et leur représentation des inégalités. Une enquête tout à fait passionnante a été publiée en 2011 par le GEMASS
(Groupe d’Etude des Méthodes de l’Analyse Sociologique de la
Sorbonne) sur la manière dont les Français se représentaient les inégalités (Michel Forsé et Olivier Galland ss. dir., Les Français face aux inégalités
et à
la justice sociale,
A. Colin, 2011).
Que
montre cette enquête ? D’abord (et c’est confirmé par toute une série d’autres enquêtes, dont l’enquête BVA octobre et novembre 2011[1]) que les Français ont le sentiment de vivre dans une société 1) non seulement injuste (car
inégalitaire), 2) mais qui tend à devenir de plus en plus injuste et 3) même où les plus favorisés deviennent de plus en plus favorisés (Cf. les Enquêtes annuelles du Credoc). Sur
cette base, on pourrait donc adopter ici un point de vue très pessimiste, voire alarmiste sur l’état du lien social français.
Mais
un deuxième enseignement vient pondérer cette lecture. En effet, les réponses révèlent un décalage important entre les inégalités perçues comme fréquentes et celles qui sont jugées les plus scandaleuses. Ainsi, dans l’échelle des valeurs affichées, les inégalités les plus présentes (celles liées au revenus), ne sont pas
perçues comme les plus
condamnables (la hiérarchie des rangs de salaires n’est pas mises en cause). A l’inverse, les inégalités considérées comme les plus
insupportables (celles qui touchent à la discrimination ethnique ou
par le genre) ne sont pas celles qui sont identifiées comme étant les plus fréquentes.
Troisième enseignement que l’on peut tirer de cette enquête : les Français qui jugent que la société française est injuste ou inégalitaire le disent « en général » : leur jugement porte sur l’état des inégalités sociales plutôt que sur le degré dont ils en sont eux-mêmes personnellement affectés. Tout en considérant la société comme étant injuste, une majorité des personnes interrogées se perçoit en position « plutôt ou très favorisée ». L’injustice sociale est ainsi le résultat d’un jugement « désintéressé » et n’implique pas, du coup, l’identification de « boucs émissaires » qui en apparaîtraient comme les « profiteurs ».
On peut enfin tirer une quatrième remarque de cette enquête qui répond plus directement à notre question de définition d’une société juste. Les réponses à cette enquête montre une forme de hiérarchisation des exigences. Il faut tout d’abord que soient garantis les besoins de base, c’est-à-dire, dans l’ordre, le logement, la nourriture, l’habillement, la santé, l’éducation. Il convient ensuite que soient reconnus les mérites de chacun (dans un contexte d’égalité des chances). Il serait enfin
souhaitable que soient réduites les plus grandes
disparités de revenus, mais sans pour
autant parvenir à un alignement complet qui
reviendrait à méconnaître les talents individuels.
Il y a une forme de génie dans cette solution de
parfait bon sens qui rejoint d’ailleurs le principe rawlsien
du maximin : une société est juste non pas quand les
inégalités ont été abolies (ce qui supposerait d’atteindre aux libertés), mais quand les inégalités (même accrues) profitent aux plus défavorisés. Tout le problème étant, bien sûr, de la réaliser.
Cette enquête nous aide, je crois, à interpréter la place démesurée et paradoxale qu’occupe la justice dans notre
espace public et intellectuel ; et à résoudre les paradoxes que j’évoquais en commençant. Parce qu’il est mieux connu et plus ouvert, notre monde nous apparaît aussi infiniment plus difficile à comprendre et à interpréter. Or face à cette incertitude, « l’injustice » devient une sorte de réducteur de complexité. En repérant une injustice, nous
installons une logique binaire qui clarifie l'obscurité diffuse des choses : inclus/exclus, favorisés/défavorisés, gentils petits/gros salauds, profiteurs/exploités, assistés/assistants… qui permet de mettre un sens simple dans une réalité complexe. Cet usage idéologique de l’injustice (qui existe à droite comme à gauche) explique aussi que la
philosophie politique contemporaine se soit focalisée sur cette thématique, au moment où les idéologies commençaient à avoir du plomb dans l’aile[2].
Mais cette inflation nouvelle des « injustices » ne témoigne pourtant pas à mon sens d’un affaiblissement ou d’une conflictualisation du lien
social et politique. Dans sa Démocratie
en Amérique, Tocqueville avait produit
une prévision puissante sur la société démocratique : « Quand l’inégalité, écrivait-il, est la loi commune
d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus
insatiable à mesure que l’égalité est plus grande »[3]. Il émettait ainsi une prédiction forte sur l’augmentation de « l’envie » dans la société démocratique. Par rapport à la jalousie qui est la crainte de perdre ce que l’on a, l’envie peut se définir comme le désir d’avoir ce qu’on n’a pas et que les autres ont (ou, sous une forme négative, comme le fait de se réjouir du malheur d’autrui de ceux qui nous semblent supérieurs[4]). Alors que l’envie se trouvait pour ainsi
dire neutralisée (ou du moins limitée à l’intérieur des castes) dans les
sociétés aristocratiques parce que les hiérarchies sont conçues comme « naturelles », donc incontestables, il
semblait logique qu’elle se développât à l’âge de l’égalité démocratique.
Or on peut émettre quelques doutes à l’égard de la vérification de cette prévision. L’envie, bien sûr, n’a pas disparu, mais elle n’a pas atteint l’ampleur annoncée. A certains égards, elle semble même davantage limitée que jadis[5]. L’enquête citée d’ailleurs le suggérait : le sentiment d’injustice est plus le résultat d’une réflexion générale désintéressée qu’une réaction passionnelle fruit d’un ressentiment personnel. Bref, — et telle serait ma suggestion finale — dans les démocraties occidentales (et je
me limite ici à cet espace) l’injustice apparaît aujourd'hui comme une grille
de lecture du monde ; elle ne constitue pas une
norme des rapports sociaux. Nous voyons
les injustices, plus que nous ne les subissons ; Nous les dénonçons plus que nous ne les vivons.
Cette tendance témoigne d'un rapport plus réfléchi au réel, en tout cas plus distancié ; et d'un rapport aux autres
davantage pacifié. Bref, nous devenons de plus
en plus pessimistes, … et c'est là enfin une bonne raison d'être optimiste.
FIN
[1] Suivi barométrique de l’opinion des
Français sur la santé, la protection sociale, la précarité, la famille
et la solidarité –
Janvier 2012, BVA, Drees - ministère
de la santé (http://www.drees.sante.gouv.fr/IMG/pdf/synthese2011_barometre_drees_bva.pdf)
[2] Je me permets ici de renvoyer à mon
article « Les idéologies après la
fin des idéologies » in Cahiers Français, n° 364, 2011, pp. 15-20.
[4] « Il ne suffit pas d’être
heureux encore faut-il que les autres ne le soient pas », Jules
Renard.
[5] Voir ici l’analyse subtile de Gilles
Lipovetsky in Le Bonheur paradoxal. Essai
sur la société d’hyperconsommation, Gallimard, 2006, chap. 10.