(suite)
Pour tenter de répondre à ce paradoxe d’une justice d’autant plus invoquée qu’elle est inaccessible, il
convient de prendre un peu de recul historique en repartant de l’époque où l’idée de justice était claire et distincte et où le champ des injustices était strictement balisé. Il ne faut voir aucune
nostalgie dans ce retour en arrière, mais la seule exigence de
tenter de comprendre notre désarroi contemporain. Je
repartirai donc d’Aristote et de sa fameuse définition de la justice comme vertu consistant à attribuer à
chacun ce qui lui revient.
Le droit romain reprendra l’idée dans une formule célèbre : suum cuique tribuere (donner à
chacun le sien).
Ce qui permet de voir que, pour que la question de la justice se pose, il faut
la nécessité d’un partage et, partant, une
certaine forme de rareté : il faut qu’il n’y en ait pas pour tout le
monde. Tout le problème bien sûr est de savoir à partir de quel critère on peut et on doit déterminer « ce qui revient à chacun ». Et c’est là — évidemment — que les choses se compliquent déjà.
En effet, pour que ce critère s’impose à tous ceux qui sont concernés par le partage (et qui
aspirent en général à en avoir le plus possible),
il faut que son principe soit solide, qu’il paraisse grandiose, bref qu’il fasse autorité, faute de quoi les calamités de l’envie et du ressentiment
envahiront l’espace commun.
Si l’on tente l’exercice déraisonnable de dresser un
inventaire des types de critères possibles, il me semble qu’on peut en repérer trois formes primordiales.
La justice (comme vertu du partage) peut être fondée soit dans la grandeur d’un passé mythique (justice traditionnelle), soit dans l’harmonie d’une nature cosmique (justice
cosmologique), soit dans la splendeur d’un Dieu infiniment bon
(justice théologique).
Une
brève histoire du juste
La justice traditionnelle repose sur
l’idée, mythique, qu’il y a eu dans le passé une sorte de partage
originaire (en allemand, cela se dit Ur-teil
qui signifie jugement) de toutes les choses. Dans la mythologie grecque, cela
correspond aux lendemains de la victoire de Zeus sur son père Chronos. Le vainqueur attribue à chacun de ses alliés une part de l’univers : les océans à son frère Poséidon ; les enfers à son autre frère Hadès et des portefeuilles ministériels à chacune des autres divinités existantes. A Prométhée et Epiméthée, il confie la mission de répartir les attributs et les rôles aux créatures terrestres. Bref, nous sommes là dans une situation traditionnelle de partage d’un butin : il faut donner à chacun ce qui lui revient en fonction de l’efficacité de sa participation à la rapine. La distinction entre justice distributive et justice
corrective trouve ici sa source : la première concerne l’équité de la répartition du butin ; la seconde le stabilité et le maintien de celle-ci.
Et c’est parce que l’une et l’autre se trouvent bafouées qu’Achille est en droit de se
mettre en colère au début de l’Iliade. Je rappelle les faits
pour mémoire : le chef des Grecs, Agamemnon, pour mettre fin à la peste qui ravage son camp se voit obligé de rendre à son père, prêtre d’Apollon, sa fille Chryséis, qu’il avait obtenu comme part d’honneur. Le chef des Grecs
exige alors une part de compensation. Achille se récrie et Agamemnon, pour l’humilier, décide de lui prendre Briséis sa captive. Le partage
originaire se trouve brisé ; les compensations ne sont
pas assurées ; le désordre commence … et avec lui, … la narration. Par où l’on voit qu’il faut de l’injustice pour que l’histoire commence quand la justice règne, la vie n’est pas très intéressante à raconter. En tout cas, ce premier modèle de justice renvoie le critère dans un partage qui a eu
lieu dans le passé et auquel il faut être absolument fidèle. La justice, c’est le respect de la coutume comme étant l’actualisation présente d’un passé lointain mais glorieux.
La
justice cosmologique déplace la perspective en considérant que le partage originel n’émane pas d’un passé mythique, mais qu’il est inhérent à la nature elle-même, conçue comme « cosmos », c’est-à-dire comme ordre harmonieux,
beau, juste et bon. C’est d’ailleurs au nom de cet ordre plus primordial que les
coutumes peuvent être dénoncées comme étant relatives ou illusoires. La justice traditionnelle ou
coutumière (nomos) s’efface devant la justice ou le
droit naturel (dikè). Cette seconde conception
permet d’expliquer toute la richesse sémantique du terme justice et de ses dérivés : que ce soit en matière de musique, de menuiserie, d’éthique, de raisonnement logique, de théorie scientifique, ou bien sûr de droit, le juste témoigne d’une conformité à l’ordonnancement parfait de l’univers. Et comme dans la
nature, chaque être occupe une place spécifique, il convient de donner à chacun ce qui lui revient en fonction de cette place prédéfinie. Ce qui fait dire à Aristote (Ethique à
Nicomaque, V)
que la justice distributive est une opération géométrique (elle repose sur une égalité de proportion ou égalité entre deux fractions) tandis
que la justice corrective est arithmétique (elle suppose un échange ou une commutation = sunallagma)[1]. On trouve la trace d’une telle conception dans la
formule selon laquelle obéir au droit consiste à « observer la loi », c’est-à-dire : contempler l’harmonie cosmique et s’y conformer, s’y ajuster.
La justice théologique ajoute une dimension supplémentaire. Au-delà de la coutume (justice
traditionnelle), au-delà de la loi naturelle (justice
cosmologique), il existe un principe encore plus fondamental qui réside dans l’existence même d’un Dieu infiniment juste et
bon. C’est tout l’enseignement présent dans le livre de Job où l’homme tente, en vain, de
discerner les cheminements d’une justice divine trop
sublime pour son entendement fini. Et encore faut-il bien voir que cette
justice divine comporte plusieurs degrés : pour Saint-Augustin, la loi mosaïque se trouve elle-même dépassée par la loi du Christ tout
entière contenue dans ces règles d’or : « tu aimeras Dieu de toute ton âme et ton prochain comme toi-même ». La justice, c’est la fidélité (fides) à Dieu, l’Espérance et, in fine,
la Charité. Une telle conception de la
justice pose toute une série de difficultés qui vont nourrir la dynamique de l’histoire philosophique occidentale. En effet, devant une idée aussi grandiose du juste, il
y a deux attitudes possibles. On peut, d’une part, rechercher les
signes compréhensibles pour l’homme de cette justice sublime, à travers une herméneutique forcenée des textes et des dogmes ; on peut, d’autre part, être totalement découragé par l’immensité de la tâche et donc s’efforcer, tout en admirant l’œuvre de Dieu, de travailler modestement à produire une « justice par provision », susceptible de valoir pour le monde imparfait des pécheurs. C’est cette option qui ouvre la
voie sur une conception laïque de la justice.
La caractéristique commune de ces trois sources primordiales de la
justice (entre lesquelles toutes sortes de combinaisons sont possibles) est qu’il s’agit, à chaque fois, de rechercher hors de l’humanité elle-même le critère du juste : que ce soit dans l’antériorité d’un passé mythique, dans l’extériorité d’une nature harmonieuse ou dans
la supériorité d’une splendeur divine. Le
passage à la modernité est marqué par l’effondrement simultané de ces trois principes. Cela
a lieu à la Renaissance quand, presque
au même moment, le modèle traditionnel, le modèle cosmologique et le modèle théologique entrent en crise
profonde. Querelle des anciens et des modernes ; découvertes astronomiques de Copernic et Galilée ; contestation du dogme et guerres de religion : il n’existe plus aucun repère évident et certain pour étayer le critère de la justice dont l’Occident troublé aurait pourtant tant besoin.
C’est une période de vertige qui va
susciter l’égard de la justice deux
attitudes contraires qui sont toujours d’actualité : la déconstruction et la reconstruction.
[ à
suivre …]
[1] L’Etat et le droit public
sont compétents pour opérer le premier travail
(distribution des patrimoines) ; il faut ensuite une science autonome — le
droit privé — pour régler
les commutations équitables.
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