(suite …)
Déconstruction et reconstruction
D’un côté, face à l’affaiblissement des fondements
solides de la justice, on peut vouloir entreprendre une critique sans reste de
l’idée même de justice, pour en souligner la faiblesse. C’est l’attitude inaugurée par Machiavel qui, quand il réfléchit sur la politique, entend
se débarrasser de toute perspective
idéale pour se concentrer sur le
réel. On ne saura jamais, dit-il en substance, ce que la
politique doit être ; mais on peut savoir ce qu’elle est : elle est « la conquête et la conservation du pouvoir ». Peu importe ce qu’est le droit traditionnel,
naturel ou divin, il faut énoncer les règles de fonctionnement du pouvoir. Cette démarche se veut libératrice des préjugés et des illusions de l’idéal, elle ouvre (c’est la thèse de Léo Strauss) sur ce qu’on appelle le positivisme qu’on retrouvera aussi bien chez Nietzsche, chez Marx ou
encore chez Kelsen. Pour ce dernier, le droit s’il veut devenir une science
doit se débarrasser de l’idée de justice. Chez Marx, le
capitalisme n’est pas tant injuste que
contradictoire et donc voué à être « à lui-même son propre fossoyeur » ; chez Nietzsche, la Justice
est une idole dont il faut hâter le crépuscule en philosophant avec le marteau.
L’autre voie moderne va
consister à tenter de reconstruire sur
ressources propres ce que les justices primordiales sont désormais incapables de fournir. Quelles sont ces ressources
propres ? Eh bien, c’est l’homme. D’où la question directrice de
toutes les philosophies du droit de l’âge moderne : comment trouver en l’homme de quoi fonder la
justice des hommes ? Nietzsche a une magnifique
image pour résumer ce projet fou : il évoque le geste du légendaire baron de Münchhausen qui, pour se sortir
d’un marais dans lequel il était tombé, … se tira lui-même par les cheveux. Tel est le nouvel âge de la justice qui va être marquée par ce double mouvement de déconstruction et de reconstruction.
Dilemmes contemporains
On pourrait montrer — mais cela supposerait un plus long développement — comment les conceptions
modernes et contemporaines de la justice s’articulent autour des grandes
conceptions de l’homme qui commencent à s’opposer à l’âge moderne. L’homme peut-il être défini d’abord comme une nature, c’est-à-dire une matière qu’elle soit physique, biologique ou psychique ? Est-ce, au contraire, sa culture particulière qui le constitue en propre ? Ou alors, faut-il mieux identifier sa spécificité dans sa capacité à s’arracher aussi bien à sa nature qu’à sa culture particulière : bref, dans sa liberté. Nature, culture ou
liberté : on a ici trois grands
principes de définition qui produisent des théories de la justice fort différentes ; elles n’ont d’ailleurs pas fini de se combattre de nos jours. Mais on
peut présenter les tentatives modernes
de redéfinition de la justice d’une autre manière, qui est à la fois plus simple et peut-être plus opérationnelle. Je partirai de l’excellente fable conçue par l’économiste et philosophe indien
Amartya Sen, prix Nobel d’économie, dans son ouvrage sur
la justice[1].
Amartya
Sen place le lecteur dans la position d’une espèce de juge Salomon ayant pour mission d’attribuer une flûte à trois enfants (Anne, Carla et Bob) qui se la disputent.
Chaque enfant vient plaider sa cause à tour de rôle. Anne la revendique parce qu’elle est la seule à savoir jouer de cet
instrument (et, qui plus est, fort bien). Carla vient ensuite et la réclame, pour sa part, en indiquant qu’elle a passé un temps considérable à la fabriquer. Quant à Bob, il défend sa cause en arguant qu’à la différence des deux autres il ne
possède aucun jouet. Cette petite
histoire résume très bien les trois grandes options modernes de la justice. On
peut en effet attribuer à chacun en fonction de ses talents (Anne), en fonction de ses mérites (Carla) ou en fonction de ses besoins (Bob). Comment trancher ? C’est très difficile, car la méconnaissance de chacune de ces
dimensions risque de produire une profonde injustice. Ainsi ne pas reconnaître les talents ou empêcher qu’ils ne s’expriment est injuste ; de même que ne pas admettre les mérites ou négliger les besoins
individuels. En même temps, aucun de ces critères n’est à lui seul parfait. On peut ainsi penser que les gens, qui
sont doués et favorisés par la nature, n’ont aucun besoin d’être en plus favorisés par la société ! Quant au mérite, est-on vraiment certain qu’il ne dépende que de la volonté et du travail individuels : n’y a-t-il pas caché, derrière le goût de l’effort (notamment scolaire) une forme de délit d’initié davantage hérité que mérité ? Et, pour ce qui est du besoin (conception dite suffisantiste), la grande difficulté est que sa sphère est infinie et qu’il peut varier beaucoup d’un individu à l’autre et d’un moment à l’autre. Imaginons, par exemple, une personne qui, ne digérant que le caviar, en aurait besoin pour vivre !
[à
suivre … ]
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