jeudi 27 mars 2014

Trop de justice ? (3/4)

(suite …)

Déconstruction et reconstruction

            Dun côté, face à laffaiblissement des fondements solides de la justice, on peut vouloir entreprendre une critique sans reste de lidée même de justice, pour en souligner la faiblesse. Cest lattitude inaugurée par Machiavel qui, quand il réfléchit sur la politique, entend se débarrasser de toute perspective idéale pour se concentrer sur le réel. On ne saura jamais, dit-il en substance, ce que la politique doit être ; mais on peut savoir ce quelle est : elle est « la conquête et la conservation du pouvoir ». Peu importe ce quest le droit traditionnel, naturel ou divin, il faut énoncer les règles de fonctionnement du pouvoir. Cette démarche se veut libératrice des préjugés et des illusions de lidéal, elle ouvre (cest la thèse de Léo Strauss) sur ce quon appelle le positivisme quon retrouvera aussi bien chez Nietzsche, chez Marx ou encore chez Kelsen. Pour ce dernier, le droit sil veut devenir une science doit se débarrasser de lidée de justice. Chez Marx, le capitalisme nest pas tant injuste que contradictoire et donc voué à être « à lui-même son propre fossoyeur » ; chez Nietzsche, la Justice est une idole dont il faut hâter le crépuscule en philosophant avec le marteau.

            Lautre voie moderne va consister à tenter de reconstruire sur ressources propres ce que les justices primordiales sont désormais incapables de fournir. Quelles sont ces ressources propres ? Eh bien, cest lhomme. Doù la question directrice de toutes les philosophies du droit de l’âge moderne : comment trouver en lhomme de quoi fonder la justice des hommes ? Nietzsche a une magnifique image pour résumer ce projet fou : il évoque le geste du légendaire baron de Münchhausen qui, pour se sortir dun marais dans lequel il était tombé, … se tira lui-même par les cheveux. Tel est le nouvel âge de la justice qui va être marquée par ce double mouvement de déconstruction et de reconstruction.

Dilemmes contemporains

            On pourrait montrer — mais cela supposerait un plus long développement — comment les conceptions modernes et contemporaines de la justice sarticulent autour des grandes conceptions de lhomme qui commencent à sopposer à l’âge moderne. Lhomme peut-il être défini dabord comme une nature, cest-à-dire une matière quelle soit physique, biologique ou psychique ? Est-ce, au contraire, sa culture particulière qui le constitue en propre ? Ou alors, faut-il mieux identifier sa spécificité dans sa capacité à sarracher aussi bien à sa nature qu’à sa culture particulière : bref, dans sa liberté. Nature, culture ou liberté : on a ici trois grands principes de définition qui produisent des théories de la justice fort différentes ; elles nont dailleurs pas fini de se combattre de nos jours. Mais on peut présenter les tentatives modernes de redéfinition de la justice dune autre manière, qui est à la fois plus simple et peut-être plus opérationnelle. Je partirai de lexcellente fable conçue par l’économiste et philosophe indien Amartya Sen, prix Nobel d’économie, dans son ouvrage sur la justice[1].
Amartya Sen place le lecteur dans la position dune espèce de juge Salomon ayant pour mission dattribuer une flûte à trois enfants (Anne, Carla et Bob) qui se la disputent. Chaque enfant vient plaider sa cause à tour de rôle. Anne la revendique parce quelle est la seule à savoir jouer de cet instrument (et, qui plus est, fort bien). Carla vient ensuite et la réclame, pour sa part, en indiquant quelle a passé un temps considérable à la fabriquer. Quant à Bob, il défend sa cause en arguant qu’à la différence des deux autres il ne possède aucun jouet. Cette petite histoire résume très bien les trois grandes options modernes de la justice. On peut en effet attribuer à chacun en fonction de ses talents (Anne), en fonction de ses mérites (Carla) ou en fonction de ses besoins (Bob). Comment trancher ? Cest très difficile, car la méconnaissance de chacune de ces dimensions risque de produire une profonde injustice. Ainsi ne pas reconnaître les talents ou empêcher quils ne sexpriment est injuste ; de même que ne pas admettre les mérites ou négliger les besoins individuels. En même temps, aucun de ces critères nest à lui seul parfait. On peut ainsi penser que les gens, qui sont doués et favorisés par la nature, nont aucun besoin d’être en plus favorisés par la société ! Quant au mérite, est-on vraiment certain quil ne dépende que de la volonté et du travail individuels : ny a-t-il pas caché, derrière le goût de leffort (notamment scolaire) une forme de délit dinitié davantage hérité que mérité ? Et, pour ce qui est du besoin (conception dite suffisantiste), la grande difficulté est que sa sphère est infinie et quil peut varier beaucoup dun individu à lautre et dun moment à lautre. Imaginons, par exemple, une personne qui, ne digérant que le caviar, en aurait besoin pour vivre !
[à suivre … ]



[1] Lidée de justice, tr. fr. Flammarion, 2009, p. 38.

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