dimanche 1 juin 2014

Les idéologies après la fin des idéologies (4/5)

(suite …)


Deux scénarios erronés : mort de l’idéologie et retour du religieux

            Ce rappel était indispensable pour tenter de mieux cerner la question. Nous savons à peu près d’où nous sommes sortis, mais comment comprendre ce dans quoi nous entrons ? Autrement dit, puisque les Idéologies (du XXe siècle) sont mortes, quelles seront les formes idéologiques du futur ? Pour tenter de répondre à cette question difficile, il me semble qu’il faut d’abord résister à la tentation de deux scénarios fort séduisants, mais je crois erronés.
            Le premier consiste à croire qu’on aurait, après 1989, « jeté le bébé avec l’eau du bain ». Autrement dit que toute forme d’idéologie serait morte avec la fin des Idéologies (communisme, fascisme). Notre époque, définitivement vaccinée contre les « grands récits » se serait, après les tragédies du XXe siècle, convertie au réalisme, à l’intérêt bien entendu et, surtout, à la recherche exclusive du bien-être. La preuve ? La rapidité du basculement de l’Est communiste dans un Ouest néo-libéral et l’aspiration unanime des pays émergeants à la prospérité. Il y a une puissante illusion dans ce diagnostic que l’on peut identifier grosso modo aux versions les moins élaborées du néo-libéralisme, pour au moins deux raisons. D’abord, l’idée de fin des idéologies prise en ce sens (qui – j’y insiste — n’a rien à voir avec les auteurs cités précédemment) relève clairement d’une lecture idéologique, puisqu’elle prétend elle aussi expliquer le monde (par l’économie), construire un programme (laisser-faire) et fournir un sens (l’harmonisation mécanique des intérêts individuels, soit : la main invisible). Ensuite parce que — ironie de l’histoire — elle constitue une revanche posthume du sens marxiste, dont elle représente une sorte de validation a posteriori. Certes l’homme néo-libéral, comme l’homme marxiste, est animé par le seul souci économique, mais il prétend naïvement posséder la pleine conscience des intérêts qui l’animent. L’idéologie néo-libérale de la fin des idéologies est ainsi particulièrement vulnérable à la critique et au soupçon marxistes. Mais elle comporte d’autres inconvénients qui l’empêchent d’accéder à la puissance du communisme et, quoi qu’on dise, au statut d’idéologie dominante. Elle n’a d’abord aucune dimension messianique. Sa promesse de bonheur universel (prospérité) ne cesse d’être démentie par les faits têtus de la pauvreté et des inégalités qui, quels que soient les succès (réels) de l’économie de marché en la matière, ne seront jamais abolis. Par ailleurs, parce qu’elle est individualiste, elle n’offre pas de programme collectif et, parce qu’elle est fataliste sur la condition humaine, elle n’invite pas l’individu à se changer (à se convertir) du tout au tout. Bref, simple parure de l’égoïsme particulier, il lui manque les ressorts indispensables qui lui permettraient d’offrir la perspective un nouveau grand dessein, dont, au contraire, elle alimente la nostalgie … à mon sens quelque peu naïve.
Il y a un second scénario qui constitue un obstacle à l’appréhension de la reconfiguration idéologique de notre temps, c’est celui du « retour du religieux ». Sous sa forme la plus simple, il consiste à penser qu’après la fin des idéologies (en tant que religions de salut terrestre), le temps serait à nouveau venu des religions de salut céleste. Retour à un statu quo ante, en quelque sorte, dont le diagnostic est alimenté à la fois par les différentes montées en puissance des fondamentalismes religieux (notamment en terre d’Islam) et, plus généralement, par le retour en grâce du spirituel. La principale objection qu’on peut faire à cette lecture tient au fait qu’il est toujours délicat en histoire de parler de « retour en arrière ». En l’occurrence, le religieux qui est censé revenir n’a à peu près rien à voir avec le religieux d’avant le désenchantement du monde. C’est ce qu’ont montré pour l’Islam les interprètes à mon sens les plus pertinents ; je pense, entre autres, à Olivier Roy et Gilles Kepel[1]. L’islamisme radical, disent-ils, combat en réalité à double front. Il s’oppose à la fois à la religion traditionnelle qu’il juge conservatrice et inadaptée et à la démocratie occidentale qu’il trouve destructrice et impie. Il n’est donc à l’aise ni dans la tradition ni dans la modernité, mais promeut, à l’instar des fascismes des années 30, une posture « révolutionnaire-conservatrice ». Il ne s’agit donc pas d’un retour du religieux, mais au contraire d’une tentative — très problématique dans sa cohérence même — d’ « idéologisation de la religion ». Alors que le bolchévisme cherchait à transformer l’idéologie en religion, le fondamentalisme tente de métamorphoser la religion en idéologie. Et là encore l’image du dopage semble pertinente, parce qu’il s’agit de gonfler quelques certitudes assez frustes en clés de lecture, programme et horizon incontestables. Analysé avec distance, le phénomène apparaît comme le symptôme pathologique d’une douloureuse transition des sociétés traditionnelles vers la modernité. Ce qu’il ne faut pas confondre avec le retour en grâce des questions spirituelles dans les sociétés modernes qui correspond au refus démocratique d’une existence focalisée sur la seule dimension économique.


… à suivre


[1] Cf. notamment, Olivier Roy, La sainte ignorance : le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008 ; Gilles Kepel, La revanche de Dieu, Seuil, 2003.

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