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L’écologisme et l’indignationnisme
Une fois éliminés ces deux scénarios, qui
permettent néanmoins de poser les deux premiers jalons du panorama des
idéologies contemporaines, que peut-on encore repérer de neuf ? Je perçois deux
phénomènes principaux. Le plus spectaculaire et sans doute le plus durable est
la montée en puissance des préoccupations environnementales et écologiques.
Avec le recul, on est même frappé de la rapidité avec laquelle ce sujet, de marginal
qu’il était dans les agendas publics de la plupart des pays occidentaux et
émergents, est passé en tête de l’échelle des soucis et des débats. Nous avons
assisté depuis 1989 à une idéologisation croissante de l’écologie[1], mais
qui n’atteint pourtant pas le degré de celles du XXe siècle. Même si nombre de
déçus du communisme (ou, plus secrètement, du fascisme) ont trouvé là l’espoir
et l’occasion d’une reconversion, il faut tenter de comprendre pourquoi cette «
idéologisation » ne fonctionne pas à plein régime. Il me semble que cette
limite tient au fait que plusieurs strates du phénomène se contrecarrent.
A un premier niveau, on trouve la prise de
conscience, totalement absente dans le marxisme, de la finitude de la planète
et de ses ressources. Le thème est loin d’être nouveau (on pense au rapport du
Club de Rome de 1972, aux thèses de Hans Jonas ou à celles de Jacques Ellul),
mais il a acquis une force de conviction générale. D’autant plus puissante
d’ailleurs que le constat s’imposait que les populations des pays émergents
pourront parvenir assez vite à des conditions de vie équivalentes de celles de
l’Occident. Il est clair que la planète n’y suffira pas. Et ce, d’autant moins
que la confiance à l’égard de l’innovation scientifique pour repousser, voire
résoudre la finitude humaine, se trouve profondément ébranlée. Il est devenu
moins évident que la science puisse, comme on le pensait jadis, trouver
toujours les solutions aux problèmes qu’elle crée. La promesse d’une
amélioration universelle des conditions de vie alimente paradoxalement une
vision de plus en plus pessimiste.
D’où l’apparition, à un second niveau,
d’une nouvelle peur de l’avenir dont la portée idéologique est indéniable. Car
la peur, si je puis dire, a une fonction « rassurante ». C’est ce que disait
Freud à propos des phobies : leur multiplication nous permet d’échapper à
l’angoisse causée par des conflits psychiques insupportables. L’angoisse, qui
ne porte sur rien, ne peut être combattue, tandis que les peurs, qui sont
limitées, peuvent être apprivoisées. On préfère, donc, avoir peur de quelque
chose, plutôt que d’être angoissé par rien, c’est-à-dire par tout. D’où cette idéologie de la peur si puissante
aujourd’hui dans un monde pourtant sécurisé comme jamais. Elle est une
idéologie, car elle offre, au fond, tout ce qui manque à nos
sociétés désenchantées : elle fait sens (tout s’explique !),
elle fait lien (tous ensemble !) et elle fait programme (agissons !).
La perspective d’une menace (réchauffement climatique) ou d’une catastrophe
(nucléaire) permet donc de mettre du sens dans un monde complexe qui semble ne
plus en avoir. Il faut « sauver la planète » !
Mais
cette idéologie — c’est le troisième étage — reste négative. Sa vision
catastrophique échoue à dessiner un horizon positif. D’ailleurs, la référence à
la Nature qui l’anime est en réalité
très ambivalente. Car si nous aspirons à une nature préservée, c’est aussi pour
pouvoir en profiter pour les vacances, rapidement, et avec tout le conforme
moderne. Et personne (au presque) ne pousserait son éloge vibrant du naturel au
refus des bonnes pratiques médicales ou à celui des technologies les plus
innovantes. L’idéologisation de l’écologie se trouve donc limitée par une sorte
de contradiction entre sa puissance négative (la peur) et sa faiblesse positive
(la nature). Ce qui explique que, malgré quelques tentatives épisodiques, elle
ne parvienne pas à fonctionner à pleine puissance.
L’écologisme est parfois perçu comme le
dernier avatar ou Ersatz des idéologies du XX siècle, mais il ne faudrait pas
pour autant, dans le panorama des idéologies d’aujourd’hui, négliger un autre
phénomène tout à fait paradoxal que je me suis résolu à qualifier cum grano salis
d’« indignationnisme ». Le succès planétaire du titre de Stéphane Hessel[2] est
révélateur d’une idéologisation de ce qui apparaissait chez Marx comme
l’antidote par excellence de l’idéologie, à savoir la critique. Or la critique tend de plus en plus à devenir une
idéologie. Elle en présente les trois traits caractéristiques. Elle offre une
puissante explication du monde, puisque tout cache forcément quelque chose,
puisqu’il y a toujours des intérêts cachés à dénoncer, des complots ourdis dans
l’ombre à révéler. Elle donne un programme d’action simple et lumineux :
il faut s’indigner, résister, ensemble contre tout ce que qui ne va pas, et –
bien sûr - la liste est longue. Elle est sans doute moins performante sur la
troisième dimension du salut, mais comme chacun est persuadé que l’avenir ne
sera pas radieux, l’« indignationnisme » retrouve dans l’absence de
perspective une forme de perspective.
Ce qui est singulier, c’est que cette
indignation structurée par la critique tend à s’immuniser elle-même contre
toute espèce de critique, selon le processus que Karl Popper avait parfaitement
décrit en parlant des pseudo-sciences. Ainsi, à partir du moment où l’on
critique les « puissants » (entité ô combien abstraite), toute critique
adressée à cette critique ne peut que relever de la « résistance » (au sens
psychanalytique du terme cette fois), c’est-à-dire de la réaction de défense de
ces mêmes intérêts dominants. Ainsi, un humoriste qui dépasse les bornes est
forcément dans le vrai dès lors qu’il est viré par sa rédaction. Cette réaction
confirme a posteriori la justesse du
diagnostic. L’indigné recherche d’ailleurs avec avidité les moindres signes de
« répression », ce qui n’est (hélas ?) pas toujours aisé à trouver
dans l’univers démocratique. « Nous avons besoin de grands complots et de
grands salauds pour que notre vie
continue d’avoir un sens et que nous sachions quoi faire : résister !
», voilà ce que pense en substance l’indigné. Ce qui rappelle l’extraordinaire
discours de Brissot durant la Révolution française, au moment où doit se
décider la guerre contre l’Europe des rois (1791) : « Je l’avouerai,
messieurs, je n’ai qu’une crainte, c’est que nous ne soyons pas trahis
… Nous avons besoin de grandes trahisons : notre salut est là … Les
grandes trahisons ne seront funestes qu’aux traîtres ; elles seront utiles
aux peuples »[3]. L’indigné aspire à la
simplicité de la guerre dans la complexité désespérante d’un monde pacifié mais
dénué de promesses. Il veut retrouver l’ivresse du combat mais sans la gueule
de bois qui la suit souvent.
Néo-libéralisme,
fondamentalisme, écologisme, « indignationnisme » : nous
aurions-là, sous réserve d’un inventaire plus complet, le panorama des quatre
idéologies du temps présent. Ou plutôt, faudrait-il dire plus justement, des
quatre tentatives d’idéologie, car aucun de ces quatre courants ne parvient à
s’imposer et à aller jusqu’au bout de son processus. Traversés par des
contradictions insolubles qui bloquent leur développement, il leur manque aussi
l’horizon radieux qui bouclerait l’ensemble. Peut-on le regretter ? Cela
me paraît difficile, tout comme il me paraît difficile d’éprouver une
quelconque nostalgie à l’égard des fameux débats intellectuels de jadis, à la
lumière desquels on entend parfois dénoncer la médiocrité du temps présent.
Mais cet échec des idéologies à se reconstituer en bloc tient au bout du compte
à une ressource essentielle des démocraties tardives : la puissance de
l’auto-critique. Cela même qui entrave, énerve, bloque, mais qui permet aussi
d’éviter de prendre des messies pour des lanternes. C’est sans doute avec cette
idée que nous percevons le plus clairement que notre époque est celle de la fin
des idéologies et que, ce faisant, elle a fait un pas de plus vers une maturité
… encore bien lointaine.
Fin
[1] Processus qui fut identifié, pour ce qui est de la
France, par Marcel Gauchet, « Sous l’amour de la nature, la haine des hommes »
in Le Débat, n° 60, août 1990 et
par Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique,
Grasset, 2012.
[2] Indignez-vous !
Indigène éditions, 2010.
[3] Discours du 30 décembre 1791 aux Jacobins, cité par F. Furet, Penser la Révolution française, Gallimard « Folio histoire », p. 110. La réponse de Robespierre est
tout aussi grandiose dans la surenchère paranoïaque.
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