Version complète d'une tribune parue dans Le Monde (12 février 2015)
Dans le flux de l’information continue, on l’a déjà presque oublié. Mais il s’est passé quelque chose le 11 janvier 2015 ; quelque chose d’inattendu, d’inouïe et d’inespéré. Dans un climat morose, dans une économie déprimée, du sein d’une société pleine de défiance, un souffle d’espoir est né du peuple, balayant largement tous ceux qui s’en posaient comme son interprète attitré. En trois jours, les lignes de front politiques, stabilisées par une longue guerre de tranchées, ont été bouleversées imposant une reconfiguration du débat public. A égale distance du déni moralisateur de la gauche et du cynisme défaitiste de la droite, une exigence inédite a semblé surgir pour que les défis du présent soient formulés, pensés et relevés par des actes.
Comment
interpréter ce renouveau ? Il faut certainement beaucoup de prudence et de
doigté pour tenter de le comprendre sans le trahir, mais il ne faut pas courir
le risque de laisser les demandes s’enliser dans le retour du quotidien et ne
pas oublier ce fait gênant : toute la France n’a pas pris part à la Marche
républicaine.
Dans
ce contexte ambivalent, nous voyons au moins quatre chantiers intellectuels
s’ouvrir, que certains avant nous avaient tenté de lancer comme on prêche dans
le désert. De tabous, ils sont devenus évidents :
1) La question de l’identité française —
Prétendre la poser avant ces trois jours tragiques à « faire le jeu du Front
national ». On perçoit aujourd’hui enfin l’évidence de la penser entre un
multiculturalisme béat et un nationalisme étroit. Comment prétendre être un
pays d’accueil, comment espérer intégrer, voire assimiler (pour utiliser ce mot
interdit) si l’on refuse de connaître et promouvoir la maison qu’on
habite ? Le modèle d’une histoire post-coloniale marquée par la
culpabilité, le « sanglot de l’homme blanc » et l’expiation du passé a
fait long feu. Il a durablement tétanisé l’Europe occidentale et déresponsabilisé
le Sud comme l’Orient, les empêchant de nouer entre eux des rapports rééquilibrés.
Ce temps est révolu et les questions s’ouvrent : quelle est la part
d’héritages et de projets communs qui animent notre « vouloir-vivre ensemble
» en France, dans l’Europe et dans le Monde ? Qu’est-ce que l’Occident
sinon la civilisation, qui, à travers la laïcité, entend conférer à tout adulte
la majorité civile et civique de plein exercice ? On ne conçoit plus comment
les défis majeurs de l’immigration, de la construction européenne et de la
mondialisation ont pu si longtemps faire l’impasse sur le « qui
sommes-nous aujourd’hui ? ».
2) La question de la tentation totalitaire
de l’Islam — L’Islam est une grande religion et une immense
civilisation qui a produit, dans l’histoire, des œuvres et des modes de vie
d’un incroyable raffinement. Et pourtant c’est lui aujourd’hui qui prête son
nom au visage hideux du terrorisme. Pourquoi l’Islam est-il tenté de se couper
de son héritage civilisé pour se métamorphoser en une idéologie
totalitaire ? Pourquoi a-t-il produit une barbarie dont les premières
victimes sont les musulmans et les juifs les boucs émissaires ? Là encore,
ces interrogations étaient la semaine dernière inévitablement mise au compte
d’une islamophobie « nauséabonde » ou d’un « amalgame » fallacieux.
Elles sont aujourd’hui portées avec vigueur par nombre de musulmans. Car le «
pas en mon nom » ne suffit pas ; il laisse place aujourd’hui au : «
pourquoi, malgré moi, en mon nom ». Il faut comprendre et combattre
l’antisémitisme désinhibé qui réapparaît dans le giron de cette idéologie
sommaire de l’islamisme radical qui n’est pas une culture comme une autre mais
une contre-culture voire une anti-culture.
3) La question des valeurs de la
démocratie — La liberté et l’égalité sont-elles plus sacrées que la
plus sacrée des religions ? Et si c’est le cas, comment comprendre
qu’elles semblent, de l’extérieur, à géométrie variable : liberté pour les
caricatures de Charlie Hebdo mais
interdiction du spectacle de Dieudonné ? Contre cette confusion, il va
falloir expliquer, encore et encore, que la liberté d’expression s’arrête quand
commence l’appel à la haine et l’apologie du meurtre. C’est toute la différence
entre des actes de dérision (qu’on a le droit de ne pas apprécier, voire de
détester) et des incitations au terrorisme. Notre espace public est celui qui
place la sacralité de l’homme au-dessus de celle de Dieu, parce que celle-là
permet de vivre ensemble et que celle-ci relève du strict domaine de la foi
privée. Cette valeur est non négociable dans la démocratie et elle
constitue le fondement du pacte républicain. Quand je visite une mosquée
j’enlève mes chaussures ; quand j’entre dans une synagogue je mets un
kipa ; quand je pénètre dans une église, je veille à avoir une tenue
décente ; et bien quand j’entre dans une République laïque :
j’accepte de mettre mes croyances de côté et je m’efforce d’en respecter les
lois. Et d’abord celle de la laïcité qui constitue l’ADN de notre vie commune.
4) La question des armes de la démocratie
— Comment lutter face aux nouvelles menaces : à l’intérieur pour
réintégrer les « territoires perdus de la République » qui sont aussi les territoires
perdus de la Nation devenus des ghettos ethno-culturels ? A l’extérieur
pour défendre et promouvoir des principes et surtout des populations qui
aspirent à les adopter envers et contre toutes les menaces immondes. Ni la
démocratie ni la laïcité ne peuvent être imposées de l’extérieur, mais cela ne
saurait fournir la moindre excuse pour abandonner ceux qui y prétendent et
risquent leur vie pour y parvenir. Ce combat commence au cœur notre pays, dans
les « quartiers » où la clarification des idées doit précéder la fermeté
de l’action.
Il y
a là, sous réserve d’inventaire, des tâches qui nous semblent immenses,
urgentes et essentielles. Ce sont des chantiers que certains précurseurs
avaient osé ouvrir au péril de leur réputation et de leur tranquillité avant
les événements tragiques du mois de janvier 2015 — on doit leur rendre
hommage ici — ; mais il faut désormais les faire avancer animé par la
conviction que des résultats tangibles sont désormais attendus avec impatience
des Français. C’est cela aussi qui s’est passé le 11 janvier 2015.