Il
est 23h45. Difficile de quitter cette journée historique du 11 janvier 2015
sans tenter de la décrire. Ce n’est pas tant l’ampleur de cette « marche républicaine
» qui est frappante, c’est sa tonalité : loin de l’esprit habituel des «
manif. » ordinaires, cristallisées autour de la défense d’intérêts
particuliers, animées par des sous-entendus politiques, remplies bien souvent
de mauvaise foi et de colère étriquée, il y avait aujourd'hui une marche de gens désintéressés, sereine, digne, toute en nuances, évitant avec soin les slogans
réducteurs, la soumission aux sonos des cortèges. Il régnait une sorte de
prudence et de pudeur générales, une atmosphère de courtoisie et d’attention à
l’autre. Même dans les métros surbondés, tout le monde était poli ! Seule
une République laïque peut produire une telle communion des esprits réunissant
tant de gens divers attachés en toute intelligence à des valeurs communes.
C’est bien plus fort que la religion. Qui a dit que la démocratie était incapable de sacré ?
Elle
était historique, cette journée, car elle a révélé une image insoupçonnée d’une
société française qu’on croyait exténuée par la crise, épuisée par les
égoïsmes, atrophiée par la défiance, voire les haines, tétanisée par les
peurs ! Et on a eu l’image d’une nation harmonieuse, accueillante, forte,
fière d’elle-même sans exagération, confiante en l’avenir et sereine dans son
quotidien. C’était beau.
Cette
journée était historique aussi parce qu’après une blessure terrible, elle est
parvenue à donner du sens à des morts absurdes.
Sans doute est-ce là une cicatrisation bien dérisoire devant tant de
destins brisés par le délire totalitaire de trois pantins ineptes, mais il y a
tout de même là une forme de consolation. On leur devait bien ça !
Cette
journée était historique enfin parce qu’on a y senti un air de renouveau, quasi
printanier en dépit du froid. C’est là pourtant où il faut être prudent. Nous
allons assister à une reconfiguration profonde du débat intellectuel : les
lignes vont bouger. La France superficielle va peut-être laisser plus de place
à la « France profonde » : non pas celles des « ploucs » (comme on l'entend parfois), mais celle qui a de la
profondeur ; celle qui entend penser entre le moralisme béat de la gauche
et le cynisme abject de la droite, … et pas seulement les extrêmes des
deux. Oui, la question de l’identité française (et pourquoi ne pas dire
nationale ?) a du sens et même de l’urgence ; oui, une réflexion sur
la tentation totalitaire de l’Islam a du sens et même de l’urgence ; non,
la France ne s’est pas suicidée ; non, le paradigme culpabilisateur post-colonial
ne suffit pas à expliquer les attaques dont la France est l’objet. Oui, la
France a des ennemis à l’extérieur comme à l’intérieur qu’il s’agit de
combattre avec rigueur, audace et puissance. Cette ouverture de questions, qui
ont été trop longtemps laissées aux réponses sommaires du Front National, va
devoir se faire sans mettre en péril l’unité qui vient d’être acquise. Le débat
doit avoir lieu, mais il doit être respectueux de l’esprit du 11 janvier sauf à
retomber dans les vieux démons. Et nos petites et grandes lâchetés passées
auraient de quoi nourrir une fort ressentiment contre nous-mêmes peu propice à
un débat sincère et surtout efficace. La clarification des esprits est nécessaire, mais
l’action l’est encore plus devant un ennemi qui n’est pas une religion, mais
une véritable idéologie totalitaire, dénuée de toute de culture ;
adversaire même de toute espèce de culture. Il faut se convaincre qu’après le
nazisme et le stalinisme, la démocratie a un nouvel opposant, qui comme les
précédents sait se nourrir aux mêmes sources qu’elle, hideux produit d’une
autre dialectique de la modernité.
Aujourd’hui
il a semble qu’une lueur se dessine à l’horizon ; mais les menaces, les
attaques, les divisions, la défiance généralisée risquent de le reboucher à
tout moment. Serons-nous à la hauteur de ce 11 janvier ?
Oui, c'était beau. Paris était digne, tout le monde se tenait bien. On se parlait calmement, on échangeait des informations, et même les râleurs râlaient poliment, sans agressivité. Quand la foule est de bonne volonté (de "bonne foi" comme vous l'avez presque écrit ... si, si !), elle est capable, aussi, du meilleur, et elle s'émerveille elle-même de ses capacités. Trop beau ? Aussi, oui. Impossible sans-doute d'éviter une certaine froideur de la neutralité, et difficile de ne pas douter, par moments, de la profondeur de ce qui nous unissait. Probablement, on ne pouvait pas faire mieux. Pas mieux que ces 3 mots blancs sur fond noir "Je suis Charlie", un dénominateur commun que tous ont accepté spontanément, une incantation discrète, à peine déclinée, chargée de porter, d'absorber tous les sens que notre diversité pouvait y mettre. J'aurais aimé encore plus de silence, encore plus d'émotion. J'aurais aimé qu'on se prenne par la main, qu'on puisse, un peu, laisser couler nos larmes. J'aurais aimé plus encore de fraternité. Mais ce n'était pas la priorité : la première valeur citée dans notre devise est "Liberté", et c'est elle d'abord qu'on était venus défendre. Et puis ce jour-là, la gravité de la situation, sans-doute, faisait de nous des adultes, avec tout ce que cela implique.
RépondreSupprimerEn tout cas, merci pour votre optimisme. On se prend à rêver qu'en effet, on pourrait assister durablement à un vrai débat, où les participants ne seraient pas obnubilés par cet axe gauche-droite tellement réducteur (une seule dimension ! Et on appelle ça "l'espace" public ?...). Merci de nous offrir cet espoir d'un relief, d'une profondeur dans la réflexion publique. Votre envie est communicative. Sans-doute est-ce le rôle du philosophe de proposer cela, et vous le faites avec grand talent !