[A propos du livre de David Le Breton, Disparaître à soi, Métaillé, 2015 — écouter également la discussion que j'ai eue avec lui sur France Inter dans la Tête au Carré du 16 février 2015.]
L’individualisme contemporain est existentiellement et
socialement pris entre deux tentations qui peuvent devenir pathologiques. La
première est celle du narcissisme qui tend à la surévaluation de l’égo jusqu’à
l’oubli de l’altérité quelle qu’elle soit : entourage, temps, espace,
monde, vieillissement, mort, finitude, … Tout se ramène à soi dans un
délire égocentrique. C’est le fantasme
de l’homme auto-construit (cf. Une folle solitude
d’Olivier Rey), du self made man, nourrissant
la culture du narcissisme (Christopher Lasch). Mais, à l’opposé de cette
première tentation et devant sa démesure, en survient une autre, tout aussi
séduisante (et sans doute tout aussi « démesurée ») : celle du vide, du
néant et de la soumission. L’individu dépressif, fatigué d’être lui-même (A.
Ehrenberg), cherche à s’exténuer dans le rien, à s’effacer dans le
neutre : pas de conviction, pas d’âge, pas de sexe (genre), pas d’intérêt
(et donc pas de conflit d’.), pas de conviction, pas de nationalité, pas
d’identité, …
« Entre l’amour de soi jusqu’à l’éviction du reste
(narcissisme) et la volonté d’abolition de soi dans ses expressions les plus
variées, entre l’absolu de l’être et l’être rien, peut-être n’aurons-nous
jamais fini de balancer », écrivait déjà Marcel Gauchet, dans le Désenchantement du monde.
Ces deux tentations, qui constituent une véritable
antinomie quand elles sont radicales, convergent (comme toute véritable
antinomie) dans un projet commun de dépasser la finitude : la première
dans le fantasme de l’infini ;
la seconde dans le rêve de l’indéfini ;
la première dans l’idéal d’un homme devenu dieu ; la seconde dans la
nostalgie d’un homme redevenu fœtal ; la première par la révolution
permanente ; la seconde par la conservation perpétuelle[1].
Elles convergent aussi dans une commune destruction de
l’individualité, conçue comme un poids : l’une par gonflement ;
l’autre par rétraction. Le narcissiste
espère se réduire le monde tandis que le dépressif
aspire à se fondre dans le monde. Ce sont là deux espoirs fous et sans issue puisque l’un et l’autre cherchent à
supprimer radicalement ce qui les fait être : le monde et soi. Michel
Houellebecq est celui qui avec profondeur et constance explore cette double
tentation hypermoderne, ce désir effréné de s’installer dans une
« contradiction performative ».
Mais ces postures n’existent pas toujours façon
radicales : elles peuvent se manifester de manière aménagée et modérée.
Elles ont alors pignon sur rue : on les reconnaît, d’un côté, dans la
morale de l’intensité, de la performance et du « just do it » ; de l’autre, dans l’éthique du « lâcher-prise »[2], de la slow life, du léger (voir l’excellent
livre de Gilles Lipovetsky De la Légereté,
Grasset) et de la décroissance …
Dans son dernier livre Disparaître de soi(Métaillé, 2015), David Le Breton apporte une contribution importante
à l’analyse de la deuxième tentation hypermoderne. Il appelle ce désir de
dissolution de l’égo, la « blancheur » en référence à un texte de Melville.
Devant les injonctions démesurées de l’ego, qui doit toujours être actif et
réactif, autonome et responsable, sûr de son identité et fier de ses racines,
heureux, intelligent, cultivé, enthousiaste, en forme, rempli de projets pour
soi et ouvert sur les autres, … Le Breton raconte les formes subtiles et
variées que peut prendre le ras le bol de soi. Lorsque l’individu libre de tout
cherche à se libérer de son individualité ; lorsque l’émancipation devient
une chaîne et un boulet ; lorsque la nostalgie du soi simple et soumis
l’envahit.
C’est alors que surviennent au choix : le refuge
compulsif dans le sommeil, la pratique japonais du pachinko (c’est-à-dire le
fait de regarder des billes tomber dans un un réseau complexe), le désir
frénétique de se fatiguer physiquement ou moralement, le burn out, la
dépression, la fragmentation de la personnalité dans des identités multiples,
l’immersion addictive dans une activité, le « disparaître sans laisser
d’adresse », les phénomènes régressifs …
Au-delà de ces formes générales, Le Breton étudie la blancheur dans le fil des âges de la
vie. L’adolescence, période de construction d’un soi rêvé et pesant, y est
particulièrement propice. C’est l’âge des conduites à risque que Le Breton a
analysées en détail dans ses ouvrages précédent, c’est la tentation de
l’errance (SDF), de la fuite dans le virtuel, du Karôshi[3], du
désir de défonce, de la tentation sectaire, de la transe anoxérique, des jeux
d’asphyxie …
A cet âge, Le Breton suggère que la blancheur relève d’une logique initiatique défaillante : « La
blancheur est une expérience de mort et de renaissance, non seulement par le
jeu d’une ordalie [épreuve par laquelle on sollicite un jugement de Dieu]
toujours renouvelée, mais aussi à travers le passage consenti à un univers de
sens qui n’est plus celui de la conscience ordinaire, sans être tout à fait
celui de la mort. Au moment où l’individu est sous l’empire du produit, il
glisse dans un contremonde. Il n’est plus personne, mais un champ de
sensations. La modification de conscience se mue en un objet transitionnel pour
avancer dans le temps, dans un jeu de renaissances successives. Dans ces
comportements la blancheur est une traversée de la mort régulièrement rejouée »
(p. 134)
La blancheur n’est pourtant pas le monopole de
l’adolescence. On la retrouve dans le grand âge : le syndrome de
glissement, voire Alzheimer que David Le Breton se refuse à analyser comme une
simple maladie du corps :
« La maladie d’Alzheimer est une sorte de désapprentissage
des données les plus élémentaires du sentiment de soi et de l’interaction aux
autres, ou du mouvement de la vie quotidienne, du langage, de l’intelligence du
corps, du temps, de l’espace. L’entrée dans une terre définitivement étrangère,
un lâcher-prise sans retour. » (p. 151).
L’auteur invite ici à ne pas seulement envisager cet état
sous l’angle cure (maladie du
cerveau) ou même du care(prendre
soin), mais comme une maladie de l’existence : un choix de ne plus choisir
quand il semble qu’on ne le peut plus ; le désir de ne plus être à soi
quand le soi disparaît. « Un tel état ne signifie nullement que le cerveau ne
marche plus mais que le sens qui portait la vie dans toutes les dimensions du
corps et de la relation au monde n’est plus là, par une sorte de décision de la
personne même si elle s’y abîme totalement » (p. 152).
Alzheimer n’est ni tout à fait une maladie neurologique ni
tout à fait une maladie mentale ni tout à fait une dimension personnelle qui
s’efface : c’est une altération du rapport au monde résultant de tous ces
facteurs (ibid.). Ce qui devrait impliquer un regard différent sur la manière
de le traiter : il y a peut-être toujours un « sujet » dans le désir
de ne plus l’être …
Le livre de David Le Breton est
réussi, car il suggère beaucoup et invite à poursuivre la réflexion par
soi-même. J’en indiquerai pour finir les pistes et, malgré tout, les quelques
réserves que sa lecture a suscitées en moi.
D’abord, sur le phénomène sectaire
et plus particulièrement — contexte oblige —, sur l’islamisme radical. Il
serait intéressant de creuser cette idée que l’Islam apporte une réponse
séduisante à la « blancheur hypermoderne ». C’est une religion qui à la
fois exige l’effort (Djihad) et la
soumission (Islam). Là où le
christianisme exige le recueillement sur soi, la quête de l’intériorité (et le
cas échéant de la culpabilité), plus que l’obéissance ; là où le judaïsme
impose, au-delà de l’obéissance à la Loi, un infini travail herméneutique,
l’Islam aspire à une simplicité réconfortante (un seul Dieu qui est grand) pour
un individu soumis à la fatigue d’être soi et rempli de haine du présent. On
peut donc comprendre sa puissance d’attraction dans un univers d’acculturation :
elle représente un mixte ancien/moderne qui pourrait expliquer, aujourd’hui la
possibilité de sa dérive idéologique et totalitaire[4].
Deuxième remarque plus critique. La phénoménologie de la
blancheur que propose David Le Breton ne m’apparaît pas tout à fait assez
délimitée en largeur et en hauteur. On ne discerne pas toujours l’unité du
processus dans la diversité des situations présentées[5]. Il
pourra m’opposer que cette néantisation de soi peut difficilement être « cernée
» sans être perdue, mais il me semble pourtant, qu’au-delà des illustrations
apportées successivement dans le livre (et notamment les exemples littéraires), il y a une logique (une structure
commune du phénomène) qu’il s’est refusé d'expliciter alors que, pourtant il la
suggère. Le point commun de tous les phénomènes décrits est une difficulté
vécue avec son identité narrative. Le blanc arrive quand il y a du blanc dans le récit de vie (voir p. 189). Elle peut
être ponctuelle (le week end, vacances, frustration), conjoncturelle
(adolescence – crise du milieu de la vie - vieillissement) ou structurelle
(brisure intérieure), mais c’est impossibilité de se raconter (à soi et à
d’autres, donc en se mettant à la place d’autui[6]) qui
nous plonge dans le désarroi existentiel.
D’où ma troisième remarque : le critère entre une «
blancheur » nécessaire et acceptable (blancheur remède) pour l’individu
contemporain et une blancheur pathologique, résultat d’une souffrance profonde
n’est pas questionné. Pour dire les choses simplement : nous nous sommes
tous surpris, je crois, à contempler de manière hébété notre écran d’ordinateur
avec comme seul spectacle l’évolution de la barre de téléchargement. C’est là une
blancheur relevant de la psycho-pathologie de la vie quotidienne : pas
grave et peu être utile à la santé mentale. Mais la blancheur d’une addiction
poussée, d’un engagement sectaire, … relève d’une autre logique. Dans un cas, c’est
un répit salutaire pour un individu et au service d’un sujet ; dans
l’autre, c’est l’auto-destruction du sujet lui-même. Bref, dans un cas, c’est
la santé ; dans l’autre, c’est la souffrance d’un individu qui se noie
dans la disparition de soi. La différence est tout de même cruciale, et il y a
quelque risque à ne pas la pointer[7],
d’autant que Le Breton suggère lui-même que la marche, le sport, la sieste,
… sont des moments positifs de blancheur. Quand on parvient à la canaliser
pour apprivoiser son soi et vivre avec lui …
[1] Gilles
Lipovetsky, dans l’Ere du vide, avait
déjà suggéré cette convergence.
[2] Car le
lâcher-prise demande beaucoup de … maîtrise !
[3] C’est,
au Japon, la mort au travail avec son pendant adolescent : « Il s’agit
d’initier l’enfant à l’art de se tuer aux études, afin qu’il continue à se tuer
au travail le moment venu » (p. 100).
[4]
L’islamisme radical doit être interprété, me semble-t-il, non comme un retour
du religieux, mais comme la métamorphose d’un message religieux en idéologie
politique.
[5] Par
exemple, la mélancolie comme une « humeur noire » est-elle vraiment
blanche ?
[6] Soit dit
en passant : c’est la « pensée élargie » qui permet de sortir de
l’antinomie entre narcissisme et dépression.
[7] Ecouter sur ce point la réponse de David Le Breton à cette (petite) objection que je lui fais sur France inter.
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