vendredi 6 novembre 2015

Qu'est-ce que le charisme (4 et fin)

(suite et fin)
Le charisme cosmique

Cette insistance de Xénophon sur les artifices séducteurs (vêtement, maquillage, …) dont use Cyrus ne relève pas, chez lui, d’une critique à l’égard d’une volonté manipulatrice, mais manifeste au contraire l’indice d’une qualité exceptionnelle du grand Roi, peut-être la plus haute de toutes : Cyrus séduit l’univers entier, mais ne succombe pas lui-même à son propre charme. Il sait que ses dons exceptionnels ne suffisent pas et que, dans l’ordre humain, les équilibres sont fragiles et doivent être constamment redéfinis par l’art. C’est là, le sens profond du charisme. En concentrant et en tissant tous les registres des relations humaines, le personnage charismatique tisse avec l’univers dans son ensemble des liens familiaux, amicaux et amoureux ; il fait du monde sa famille[1] ; il en devient l’ordonnateur suprême : cosmocrator, non pas au sens de « maître du monde », mais au sens de celui qui fait tenir le monde en ordre[2].

Pour être tout à fait complet dans cette philosophie du charisme, il faudrait ajouter un dernier registre, qui est moins directement présent dans la Cyropédie, mais que Xénophon développe dans d’autres de ses œuvres. Il s’agit de la relation maître/élève, dont le génie, aux yeux de Xénophon, est  à l’évidence Socrate. Il est celui qui charme non par son art du commandement, mais par son art d’enseignement. Lui aussi est pieux, fidèle aux ancêtres et à la cité ; lui aussi, est fraternel, puisqu’il prétend ne rien savoir de plus que ceux qui l’entourent ; lui aussi est parent, pour autant que, sous cet aveu d’ignorance, se cache une grande sagesse, attentive non seulement à l’ordre cosmique (fonction paternelle), mais aussi à son entourage immédiat dont il s’efforce de favoriser l’élévation (fonction maternelle) ; lui aussi, enfin est un « grand érotique » (comme dira Nietzsche), capable de charmer les plus séduisants des jeunes athéniens, alors même que sa laideur était proverbiale.
Et chez Socrate comme chez Cyrus, l’on retrouve cette capacité de réconcilier les tendances contradictoires du réel. Le charisme est donc, en un sens le contraire du tragique, puisqu’il produit un moment de réconciliation dans un désordre (conflits, injonctions contradictoires, confusion… ) d’ordinaire permanent[3]. Mais en un autre sens, la figure charismatique est hypertragique, puisque cette harmonie de l’univers ne repose de manière fugace et labile que sur un simple mortel. D’ailleurs, la fin de la Cyropédie le montre : l’œuvre de Cyrus ne résiste pas à sa mort, en dépit du soin qu’il mit à préparer sa succession. L’Empire perse se désagrège dès lors que son axe cesse d’exister.


Que retirer de ce petit traité du charisme illustré ? A mon sens, trois leçons principales, qui n’épuisent pas l’extraordinaire richesse de ce texte.
1) En élaborant le type parfait du charisme, Xénophon contribue paradoxalement à le désenchanter. Le rêve de Cyrus est vraiment trop beau pour être honnête et le réveil ne peut être que brutal : Cyrus, c’est pour de faux ! Dans la vraie vie, la démesure du grand homme, l’envie de ses « sujets » et l’usure du temps qui passe, finissent toujours par l’emporter. Et si le génie exceptionnel de Cyrus lui permet d’éviter les deux premiers obstacles, il finit, comme tout le monde, par mourir. On ne peut donc rien fonder sur le charisme ; on ne peut le produire ni l’inventer. Le charisme relève exactement de ce que Kant nomme un « idéal de l’imagination », c’est-à-dire une chimère de l’esprit. Convenons-en : c’est là une définition précise, qui peut aider à nous désaccoutumer des attraits de cette drogue !
2) Mais s’il est un rêve incapable de fonder quoi que ce soit, et surtout pas un pouvoir durable, le charisme en est pourtant un ingrédient utile voire indispensable : il en est comme l’étincelle de démarrage, un moment nécessaire. Pour le dire autrement : si l’on ne peut espérer fonder un pouvoir sur le charisme parfait, tout pouvoir a besoin de charisme (imparfait) pour naître et durer. Ni la compétence ni le sens du devoir n’y suffisent, même si l’habitude et la loi devront vite prendre le relai[4]. D’ailleurs, remarquons que nos institutions aussi républicaines soient-elles continuent de mobiliser de l’apparat, des ors et des cérémonies. Comme si, au cas où les individus réels en seraient dépourvus, la fonction pouvait leur offrir quelques onces d’un charisme bien tempéré.
3) Encore faut-il savoir de quel charisme imparfait on parle. Et là encore Xénophon nous offre un critère précieux pour séparer le bon grain de l’ivraie. La perfection « gracieuse » de Cyrus vient de sa résistance aux dérives qui le menace, ce qui permet de distinguer un mauvais d’un bon charisme. Le premier est égocentrique, ramène tout à soi et prétend se soumettre l’univers. Il incarne la définition exacte de l’impérialisme tyrannique, soit : un particulier qui se prend pour l’universel. Le second est ouvert ; très singulier, il tend à l’universel sans prétendre pour autant l’épuiser : c’est un charisme « de service », pourrait-on dire, où la fonction d’ordonnancement prime sur le désir narcissique et mégalomane d’oppression. Le premier ramène tout à soi ; le second ramène un soi au tout. Comme le Cyrus de Xénophon, sa grandeur consiste à faire grandir. Le premier rétrécit le monde et la liberté ; le second les élargit et les augmente. Bien sûr, la frontière entre les deux est des plus subtiles, et le risque de confusion permanent, mais cette idée permet au moins de conserver une place au charisme au-delà du « rêve éveillé » et ainsi de comprendre pourquoi il reste, envers et contre tout, une attente irrépressible de nos temps désenchantés.


Extrait
« Cyrus était obéi volontairement par des peuples éloignés, les uns de plusieurs jours de marche, les autres de plusieurs mois, de peuples mêmes qui ne l’avaient jamais vu, ou qui étaient assuré de ne le voir jamais, et cependant ils se soumettaient tous sans contrainte à son autorité. A ce point de vue, Cyrus a surpassé de beaucoup tous les autres rois, tant ceux qui ont hérité le trône de leurs pères que ceux qui l’ont gagné par eux-mêmes. […] Cyrus qui avait trouvé les nations de l’Asie indépendantes se mit en campagne avec une petite armée de Perses, et, secondé par les Mèdes et les Hyrcaniens qui le suivirent volontairement, il soumit les Syriens, les Assyriens, les Arabes, les Cappadociens, les habitants des deux Phrygies, les Lydiens, les Cares, les Phéniciens, les Babyloniens ; il maîtrisa les habitants de la Bactriane, des Indes, de la Cilicie et aussi les Saces, les Paphlagoniens, les Magalides et une foule de peuplades dont les noms mêmes sont ignorés ; il asservit encore les Grecs d’Asie, et, descendant sur la mer, Cypre et l’Egypte. Et ces nations qu’il soumit à son autorité ne parlaient pas sa langue et ne se comprenaient pas entre elles, et néanmoins il étendit si loin son empire par la terreur de son nom que tout trembla devant lui et que personne n’entreprit rien contre lui ; il leur inspira au contraire à tous un tel désir de lui plaire qu’ils ne demandaient qu’à être gouvernés toujours selon sa volonté. […] Pour nous, le jugeant digne d’admiration, nous avons cherché quels avantages dus à sa naissance, à son caractère, à son éducation lui ont assuré une telle supériorité dans le commandement des hommes. Nous allons donc essayer de raconter tout ce que nous en avons appris et croyons avoir découvert sur sa personne » (Xénophon, Cyropédie, I, 1 ; trad. Chambry)


FIN-


[1] Pour Xénophon, le lien familial est le lien le plus solide qui soit, ce pourquoi l’unité du monde doit être conçue grâce à lui : « Les amitiés (philiai) les plus solides, semble-t-il, sont sans doute celles qui lient les parents aux enfants, les enfants aux parents, les frères entre eux, les femmes à leurs maris et les camarades entre eux » (Hiéron, III, 7 ; voir aussi Cyropédie : VIII, 7, 14).
[2] Ce portrait du charisme serait à mettre en lien avec les grands traités politiques chinois sur l’art de régner, notamment celui de Han Fei Zi (280-233 av. JC). Cf. L’art de gouverner, introduction d’Alexis Lavis, Presses du Châtelet, 2010.
[3] Lorsque, dans les Mémorables (III, 1, 6), le Socrate de Xénophon entend définir l’art de commander, il montre qu’il consiste à concilier l’inconciliable : « Il faut encore que le général soit habile à préparer ce qui sert à la guerre et à procurer le nécessaire aux soldats, qu’il soit inventif, actif, soigneux, patient, vif d’esprit. Il faut aussi qu’il soit bon et cruel, simple et rusé, capable de se garder et de dérober les secrets de l’ennemi, prodigue et rapace, libéral et cupide, qu’il sache se couvrir et soit prompt à l’attaque, sans parler de bien d’autres qualités naturelles et acquises qu’un bon général doit posséder ».
[4] C’est ce que note M. Weber, W (Economie et société, trad. cit. p. 329-332) : la domination charismatique est transitoire, propre aux temps de crises, mais vouée à se transformer en autorité traditionnelle ou légale.

1 commentaire:

  1. Bonjour et merci infiniment pour ces réflexions sur le Cyrus de Xénophon. Pensez-vous que les hommes politiques actuels puissent ou doivent souhaiter avoir encore ce charisme xénophonien ? On entend en effet souvent se plaindre certains de la "disparition des grands hommes"... Mais est-ce seulement la faute des politiques ? Toute influence exercée ne vient-elle pas autant sinon davantage de ceux sur qui elle s'exerce ? Ou du système de répartition des pouvoirs ? Le charisme démocratique ne suppose-t-il pas une sorte de charme paradoxal, un sensus communis joint à une aptitude à l'indépendance d'esprit, une "semblabilité" paradoxalement exceptionnelle, plutôt qu'une "grandeur" ? Et d'ailleurs le type de charisme nécessaire avant l'élection est-il le même que celui qu'exige l'après, l'exercice de l'autorité politique ? D'ailleurs, faut-il vraiment se plaindre de la disparition du charisme effectif (capté par les vedettes de cinéma ?) ? Quoi qu'il en soit, merci encore pour ces aperçus très suggestifs ! Bien à vous.

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