(suite et fin)
Le charisme cosmique
Cette insistance de Xénophon sur les artifices séducteurs (vêtement,
maquillage, …) dont use Cyrus ne relève pas, chez lui, d’une critique à
l’égard d’une volonté manipulatrice, mais manifeste au contraire l’indice d’une qualité
exceptionnelle du grand Roi, peut-être la plus haute de toutes : Cyrus
séduit l’univers entier, mais ne succombe pas lui-même à son propre charme. Il
sait que ses dons exceptionnels ne suffisent pas et que, dans l’ordre humain,
les équilibres sont fragiles et doivent être constamment redéfinis par l’art.
C’est là, le sens profond du charisme. En concentrant et en tissant tous les
registres des relations humaines, le personnage charismatique tisse avec l’univers
dans son ensemble des liens familiaux, amicaux et amoureux ; il fait du
monde sa famille[1] ; il
en devient l’ordonnateur suprême : cosmocrator,
non pas au sens de « maître du monde », mais au sens de celui qui fait tenir le
monde en ordre[2].
Pour être tout à fait complet dans cette philosophie du
charisme, il faudrait ajouter un dernier registre, qui est moins directement présent
dans la Cyropédie, mais que Xénophon
développe dans d’autres de ses œuvres. Il s’agit de la relation maître/élève,
dont le génie, aux yeux de Xénophon, est
à l’évidence Socrate. Il est celui qui charme non par son art du
commandement, mais par son art d’enseignement. Lui aussi est pieux, fidèle aux
ancêtres et à la cité ; lui aussi, est fraternel, puisqu’il prétend ne
rien savoir de plus que ceux qui l’entourent ; lui aussi est parent, pour
autant que, sous cet aveu d’ignorance, se cache une grande sagesse, attentive
non seulement à l’ordre cosmique (fonction paternelle), mais aussi à son
entourage immédiat dont il s’efforce de favoriser l’élévation (fonction
maternelle) ; lui aussi, enfin est un « grand érotique » (comme dira
Nietzsche), capable de charmer les plus séduisants des jeunes athéniens, alors même
que sa laideur était proverbiale.
Et chez Socrate comme chez Cyrus, l’on retrouve cette
capacité de réconcilier les tendances contradictoires du réel. Le charisme est
donc, en un sens le contraire du tragique, puisqu’il produit un moment de
réconciliation dans un désordre (conflits, injonctions contradictoires,
confusion… ) d’ordinaire permanent[3]. Mais en
un autre sens, la figure charismatique est hypertragique, puisque cette
harmonie de l’univers ne repose de manière fugace et labile que sur un simple
mortel. D’ailleurs, la fin de la Cyropédie
le montre : l’œuvre de Cyrus ne résiste pas à sa mort, en dépit du soin
qu’il mit à préparer sa succession. L’Empire perse se désagrège dès lors que
son axe cesse d’exister.
Que retirer de ce petit traité du charisme illustré ? A
mon sens, trois leçons principales, qui n’épuisent pas l’extraordinaire
richesse de ce texte.
1) En élaborant le type parfait
du charisme, Xénophon contribue paradoxalement à le désenchanter. Le rêve de
Cyrus est vraiment trop beau pour être honnête et le réveil ne peut être que
brutal : Cyrus, c’est pour de faux ! Dans la vraie vie, la démesure du grand homme, l’envie de ses « sujets » et l’usure du
temps qui passe, finissent toujours par l’emporter. Et si le génie exceptionnel
de Cyrus lui permet d’éviter les deux premiers obstacles, il finit, comme tout
le monde, par mourir. On ne peut donc rien fonder sur le charisme ; on ne peut
le produire ni l’inventer. Le charisme relève exactement de ce que Kant nomme
un « idéal de l’imagination », c’est-à-dire une chimère de l’esprit.
Convenons-en : c’est là une définition précise, qui peut aider à nous
désaccoutumer des attraits de cette drogue !
2) Mais s’il est un rêve incapable de fonder quoi que ce
soit, et surtout pas un pouvoir durable, le charisme en est pourtant un
ingrédient utile voire indispensable : il en est comme l’étincelle de démarrage,
un moment nécessaire. Pour le dire autrement : si l’on ne peut espérer
fonder un pouvoir sur le charisme parfait, tout pouvoir a besoin de charisme (imparfait)
pour naître et durer. Ni la compétence ni le sens du devoir n’y suffisent, même
si l’habitude et la loi devront vite prendre le relai[4].
D’ailleurs, remarquons que nos institutions aussi républicaines soient-elles
continuent de mobiliser de l’apparat, des ors et des cérémonies. Comme si, au
cas où les individus réels en seraient dépourvus, la fonction pouvait leur offrir
quelques onces d’un charisme bien tempéré.
3) Encore faut-il savoir de quel charisme imparfait on
parle. Et là encore Xénophon nous offre un critère précieux pour séparer le bon
grain de l’ivraie. La perfection « gracieuse » de Cyrus vient de sa résistance
aux dérives qui le menace, ce qui permet de distinguer un mauvais d’un bon
charisme. Le premier est égocentrique, ramène tout à soi et prétend se soumettre
l’univers. Il incarne la définition exacte de l’impérialisme tyrannique, soit :
un particulier qui se prend pour l’universel. Le second est ouvert ; très
singulier, il tend à l’universel sans prétendre pour autant l’épuiser : c’est
un charisme « de service », pourrait-on dire, où la fonction d’ordonnancement
prime sur le désir narcissique et mégalomane d’oppression. Le premier ramène
tout à soi ; le second ramène un soi au tout. Comme le Cyrus de Xénophon,
sa grandeur consiste à faire grandir.
Le premier rétrécit le monde et la liberté ; le second les élargit et les
augmente. Bien sûr, la frontière entre les deux est des plus subtiles, et le
risque de confusion permanent, mais cette idée permet au moins de conserver une
place au charisme au-delà du « rêve éveillé » et ainsi de comprendre pourquoi
il reste, envers et contre tout, une attente irrépressible de nos temps
désenchantés.
Extrait
« Cyrus était obéi
volontairement par des peuples éloignés, les uns de plusieurs jours de marche,
les autres de plusieurs mois, de peuples mêmes qui ne l’avaient jamais vu, ou
qui étaient assuré de ne le voir jamais, et cependant ils se soumettaient tous
sans contrainte à son autorité. A ce point de vue, Cyrus a surpassé de beaucoup
tous les autres rois, tant ceux qui ont hérité le trône de leurs pères que ceux
qui l’ont gagné par eux-mêmes. […] Cyrus qui avait trouvé les nations de l’Asie
indépendantes se mit en campagne avec une petite armée de Perses, et, secondé
par les Mèdes et les Hyrcaniens qui le suivirent volontairement, il soumit les
Syriens, les Assyriens, les Arabes, les Cappadociens, les habitants des deux
Phrygies, les Lydiens, les Cares, les Phéniciens, les Babyloniens ; il
maîtrisa les habitants de la Bactriane, des Indes, de la Cilicie et aussi les
Saces, les Paphlagoniens, les Magalides et une foule de peuplades dont les noms
mêmes sont ignorés ; il asservit encore les Grecs d’Asie, et, descendant
sur la mer, Cypre et l’Egypte. Et ces nations qu’il soumit à son autorité ne
parlaient pas sa langue et ne se comprenaient pas entre elles, et néanmoins il
étendit si loin son empire par la terreur de son nom que tout trembla devant
lui et que personne n’entreprit rien contre lui ; il leur inspira au
contraire à tous un tel désir de lui plaire qu’ils ne demandaient qu’à être
gouvernés toujours selon sa volonté. […] Pour nous, le jugeant digne
d’admiration, nous avons cherché quels avantages dus à sa naissance, à son
caractère, à son éducation lui ont assuré une telle supériorité dans le
commandement des hommes. Nous allons donc essayer de raconter tout ce que nous
en avons appris et croyons avoir découvert sur sa personne » (Xénophon, Cyropédie, I, 1 ; trad. Chambry)
FIN-
[1] Pour Xénophon, le lien familial est le lien le plus
solide qui soit, ce pourquoi l’unité du monde doit être conçue grâce à
lui : « Les amitiés (philiai)
les plus solides, semble-t-il, sont sans doute celles qui lient les parents aux
enfants, les enfants aux parents, les frères entre eux, les femmes à leurs
maris et les camarades entre eux » (Hiéron, III, 7 ; voir aussi Cyropédie : VIII, 7, 14).
[2] Ce portrait du charisme serait à mettre en lien avec
les grands traités politiques chinois sur l’art de régner, notamment celui de
Han Fei Zi (280-233 av. JC). Cf. L’art de
gouverner, introduction d’Alexis Lavis, Presses du Châtelet, 2010.
[3] Lorsque, dans les Mémorables
(III, 1, 6), le Socrate de Xénophon entend définir l’art de commander, il
montre qu’il consiste à concilier l’inconciliable : « Il faut encore que
le général soit habile à préparer ce qui sert à la guerre et à procurer le
nécessaire aux soldats, qu’il soit inventif, actif, soigneux, patient, vif
d’esprit. Il faut aussi qu’il soit bon et cruel, simple et rusé, capable de se
garder et de dérober les secrets de l’ennemi, prodigue et rapace, libéral et
cupide, qu’il sache se couvrir et soit prompt à l’attaque, sans parler de bien
d’autres qualités naturelles et acquises qu’un bon général doit posséder ».
[4] C’est ce que note M. Weber, W (Economie et société, trad. cit. p. 329-332) : la domination
charismatique est transitoire, propre aux temps de crises, mais vouée à se
transformer en autorité traditionnelle ou légale.
Bonjour et merci infiniment pour ces réflexions sur le Cyrus de Xénophon. Pensez-vous que les hommes politiques actuels puissent ou doivent souhaiter avoir encore ce charisme xénophonien ? On entend en effet souvent se plaindre certains de la "disparition des grands hommes"... Mais est-ce seulement la faute des politiques ? Toute influence exercée ne vient-elle pas autant sinon davantage de ceux sur qui elle s'exerce ? Ou du système de répartition des pouvoirs ? Le charisme démocratique ne suppose-t-il pas une sorte de charme paradoxal, un sensus communis joint à une aptitude à l'indépendance d'esprit, une "semblabilité" paradoxalement exceptionnelle, plutôt qu'une "grandeur" ? Et d'ailleurs le type de charisme nécessaire avant l'élection est-il le même que celui qu'exige l'après, l'exercice de l'autorité politique ? D'ailleurs, faut-il vraiment se plaindre de la disparition du charisme effectif (capté par les vedettes de cinéma ?) ? Quoi qu'il en soit, merci encore pour ces aperçus très suggestifs ! Bien à vous.
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