mercredi 2 décembre 2015

La philosophie politique de l’EI (3) : comment lutter ?

(… suite)
           
L’idéologie de Daech promeut donc une révolution conservatrice nourrie par le ressentiment de l’islam face à la domination de l’Occident moderne[1]. Elle est plus révolutionnaire encore que le communisme (puisqu’elle entend rompre avec l’ensemble de la modernité, science comprise) et plus réactionnaire que le fascisme (puisqu’elle prétend aspire à une origine divine) ; tout en défendant, comme ces deux grands systèmes de pensée totalitaires, un horizon impérialiste, puriste, sectaire, messianique et sacrificiel. Quand on se rappelle la difficulté de la lutte intellectuelle contre ceux-ci ; si on se souvient de la séduction qu’ils ont pu avoir sur les esprits, même les plus brillants (voir F. Furet, Le passé d’une illusion, 1995), il ne faut pas mésestimer l’ampleur de la tâche. Quelles sont les ressources de la philosophie politique démocratique pour lutter contre l’idéologie de l’EI ?


1) Le retour du tragique dans l’histoire de France
            Il faut d’abord réapprendre à avoir un ennemi et ce, sans renoncer à l’esprit démocratique. C’est nouveau, car depuis 1989, la démocratie libérale n’a plus d’ennemi désigné, ce qui, passée l’euphorie de la Chute du mur, l’a fait tomber dans une sorte de « mélancolie démocratique » (Pascal Bruckner). Pour être plus précis, ce sont alors deux modèles qui s’affrontent pour penser le devenir du monde : celui de la fin de l’histoire et celui de la guerre de civilisations.
            Ces deux formules, popularisées par deux politologues américains, d’ailleurs proches, Francis Fukuyama et Samuel Huntington, ont eu un destin qui a fonctionné très au-delà de la manière, en vérité nuancée et subtile que leurs auteurs leur conféraient initialement.
            • L’idée de « fin de l’histoire », recèle deux dimensions : il y a non seulement l’idée que le capitalisme et la démocratie constituent « l’horizon indépassable de notre temps » mais aussi que la conversion du monde entier à ces deux modèles inséparables se fera en douceur du fait du double attrait irrépressible de la prospérité et de la liberté.  Si la première idée me semble tout à fait défendable (j’y reviendrai), la seconde est très discutable : elle oublie les « bugs » de l’histoire. Car la liberté peut faire peur quand elle révèle les fragilités ; et l’on peut rejeter le coût de la prospérité quand il est synonyme de destruction et de rétrécissement de la vie. La haine de l’Occident s’est nourrie à ces sources.
            • D’où la deuxième thèse : loin d’être un horizon indépassable, le capitalisme-démocratique est spécifique à l’Occident et vient heurter de front les cultures non-occidentales qui n’ont pas connu la même trajectoire de sortie du monde de la tradition ; d’où la perspective d’un affrontement massif inéluctable entre des entités culturelles closes sur elles-mêmes (Islam, Occident, Asie, Afrique, …) qui, ne pouvant rien partager, ne pourront survivre que par la destruction de l’autre. Là encore, si la première idée me semble acceptable, la déduction de la seconde est incertaine. Car c’est oublier que les civilisations ne sont pas des organismes vivants, dotées d’une trajectoire biologique (comme dirait Oswald Spengler, l’inventeur de ce paradigme) et que, loin d’être closes, elles se sont largement co-constituées. Pour le dire d’un mot : l’Islam n’est pas le contraire de l’Occident moderne ; ni l’Occident moderne le contraire de l’Islam. La contradiction interne du djihadisme (à la fois hypertraditionnel et ultramoderne) le montre assez.
            • Entre ces deux thèses, et pour réconcilier leur deux moments de « vérité » sans conserver leurs excès, on peut considérer un troisième modèle : celui d’un retour du tragique en histoire. Car nous nous (re)apercevons enfin que la modernité n’est pas un long fleuve tranquille. On peut d’un côté, reconnaître la supériorité (et je pèse mes mots) du capitalisme et de la démocratie sur tous les autres dispositifs existants sans pour autant envisager qu’il y a une seule voie pour y parvenir. Après tout, l’Europe a mis plus de 500 ans pour arriver, au prix d’innombrables guerres et crises, à un dispositif politique, économique et social enviable, qui attire, disons-le en passant, bien plus de candidats que tous les apprentis djihadistes réunis. Il n’est donc pas inconcevable que des zones culturelles contraintes à s’y convertir, à partir de l’extérieur et de manière incroyablement plus rapide, soient déstabilisées en profondeur par ce processus. Retenons donc de la « fin de l’histoire » que le capitalisme et la démocratie sont supérieurs (ce qui ne veut pas dire parfaits) tout en gardant du « clash des civilisations » le constat d’une inéluctable conflictualité.
            Fin de l’histoire, en ce sens ne signifie pas arrêt de l’histoire ; guerre de civilisation ne veut pas dire, triomphe de l’une et disparition de l’autre, car l’Islam, comme l’Occident, comme l’Asie, comme l’Afrique sont embarqués dans un processus implacable de modernisation qui nous promet le meilleur comme le pire.

            2) Une réaction armée est nécessaire … mais non suffisante
            Pourquoi cette conception tragique de l’histoire est-elle le préalable de la riposte ? Parce qu’elle permet de répondre aux voix qui considèrent que la France a tort de faire la guerre à l’EI, qu’elle entrerait ainsi dans son jeu et contribuerait même à le faire exister … 
            L’argument est subtil, mais il ne résiste pas à l’analyse. D’abord l’EI existe vraiment et dispose d’une puissance financière notamment impressionnante. Ensuite, de deux choses l’une en effet :
• Soit la France ne réagit pas (par la violence), et cela confirme qu’elle est le ventre mou, société décadente efféminée, sur laquelle il convient donc d’accentuer son emprise pour accélérer sa dissolution : ce sera la troisième conquête de l’EI (Houellebecq)
            • Soit la France réagit (par la violence), et cela confirme que l’Occident est le véritable ennemi contre lequel il convient donc de lutter sans merci.
            Aux échecs, cela s’appelle une fourchette : dans tous les cas, on perd une pièce.
            Ceux qui nous disent que la guerre n’est pas une solution, car cela va mettre de « l’huile sur le feu » et « alimenter la violence de l’adversaire » sont dans la position de celui qui cherche à convaincre un paranoïaque qu’on ne lui veut pas de mal. Ils ne perçoivent pas que la Terreur n’est pas un simple instrument de l’EI ; c’est son essence même.
            Telle est la vraie nouveauté du moment : notre pays protégé, depuis 50 ans, des affres de l’histoire a replongé dans le tragique, c’est-à-dire dans le constat d’une réconciliation impossible ; dans le constat que les dégâts seront importants et durables. Il ne s’agit pas de choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire.
            Contrainte d’entrer dans le rapport de force, la France doit y entrer. Mais sans se faire d’illusion : donner des coups, c’est risquer d’en prendre ; lutter contre ses ennemis, c’est risquer de s’en faire d’autres. Et cela peut durer. Les blessures des guerres, même victorieuses, sont longues à cicatriser. La France, vainqueur de la Grande Guerre, est bien placée pour le savoir : la fleur ne reste pas longtemps dans le fusil. Et pourtant, il faut s’en convaincre : Delenda est Daech … 
            Le combat suppose aussi de réapprendre à ré-obéir ; de ne plus confondre les droits fondamentaux et les devoirs élémentaires, en exagérant les premiers et en s’exonérant des seconds. Ainsi quand l’état d’urgence est décrété, il faut prendre conscience que cela modifie vraiment la vie quotidienne et que l’on va devoir (durant trois mois !) s’abstenir de clamer qu’on change le monde en allant manifester (« courageusement contre l’Etat policier  » ! ). Ce petit ramadan protestataire ne devrait pas mettre la démocratie en péril … 
            Admettons que nous ayons franchi ces deux premières étapes, soit : être parvenu à une vision plus tragique de la mondialisation et plus résolue du combat. Il nous faudra ensuite faire un autre pas : pour se défendre, l’Europe et la France doivent apprendre à s’aimer un peu plus, au lieu de promouvoir une simple identité négative : pas de frontière, pas de culture propre, pas de puissance, pas d’intérêts à défendre … Une identité qui a tellement peur d’être meurtrière qu’elle choisit d’être vide.

3) La modernité n’est pas un vide spirituel
            Daech est-il le symptôme du vide spirituel de notre temps ? Révèle-t-il l’échec d’une modernité qui, dénuée de toute transcendance, s’avère incapable de fournir aux individus, au-delà du confort, un sens de l’existence, au-delà de l’espérance de vie, une vie d’espérance, au-delà des assurances, des justifications  ?
            Certains semblent le penser, et cela m’inquiète. Car si c’était le cas, nous n’aurions guère de raison de combattre cet adversaire, ni d’armes pour le faire. Pourtant, la réaction de notre pays après les attentats, témoigne d’une forme de sursaut et de réinvestissement de symboles oubliés, voire honnis : la marseillaise, le drapeau. Ramollie dans la paix qu’elle procure et à laquelle elle aspire, la démocratie se durcit dans l’adversité. Ses trésors — la sécurité, la liberté, l’égalité, la fraternité —, invisibles quand tout va bien (ou du moins pas trop mal) ; se révèlent quand ils sont menacés. Focalisé sur la crise économique, le citoyen français avait oublié combien il tenait à ce régime contre lequel il ne cessait de râler.
            Cette réaction nous montre une chose : les religions n’ont pas le monopole de la spiritualité, ni du sens de la vie. Et l’on peut défendre, sans sanglot de l’homme blanc, l’idée que la démocratie est le régime supérieur de l’humanité : celui qui permet à l’homme de devenir le plus humain ; celui qui est le plus respectueux de la foi religieuse ; celui qui autorise la meilleure manière de combiner la sécurité, le bien-être et la quête de sens. Ce n’est pas parce qu’elle est pluraliste que la démocratie doit avoir honte de clamer sa supériorité ; mais c’est précisément parce qu’elle est pluraliste qu’elle est supérieure.
            Simplement cette supériorité ne doit plus déboucher sur un impérialisme (l’impérialisme est un particulier qui se prend pour l’universel) ni une domination. La démocratie peut seulement compter sur son pouvoir d’attraction sans prétendre forcer les « autres » à adopter sa voie. Elle peut néanmoins exiger que, dans le cadre de ses frontières, le respect de ses principes soit absolu. Voilà les évidences sur lesquelles, à la faveur du retour tragique, nos yeux devenus myopes se rouvrent quelque peu. Souvenez-vous, il y a quelques semaines, on appelait cela « amalgame » ou « stigmatisation » ou « racisme» !
Al Qaida avait jadis lancé cette phrase fameuse : « Nous aimons la mort plus que vous n’aimez la vie » … Voici la réponse démocratique : « Nous craignons la mort moins que vous ne craignez la vie ! ».  Ce n’est pas rien.

            4) La discorde chez l’ennemi
            Retrouver de la confiance ne suffit pas ; il faut aussi affaiblir l’adversaire. Or, le talent maléfique d’un pervers est de se montrer à la fois plus puissant et moins puissant qu’il n’est en vérité. Ce faisant, il parvient à occuper tout l’esprit avec un minimum de moyen. Et c’est en ce sens aussi qu’il est destructeur. Un des grands enjeux de la lutte contre l’EI est de mesurer la nature exacte de la menace. Son idéologie touche un point sensible de notre temps, c’est incontestable et, de ce point de vue, on l’a trop longtemps sous-estimé, comme on a trop sous-estimé son impact sur la jeunesse française. Mais il faut aussi être attentif à ne pas trop le surestimer au risque de le fétichiser.
            La prudence est donc de mise et j’avoue mon hésitation. Je suis séduit par ceux qui disent que Daech a commis une erreur avec les attentats du 13 novembre, dont les cibles sont — horresco referens — moins bien choisies que celles du 7 janvier. Car s’il était « possible » d’argumenter sur le fait qu’on n’était pas Charlie (au nom du sacré) ou pas Hypercasher (au nom de la cause palestinienne) ou pas « forces de l’ordre » (au nom de l’anarchie) ; de telles subtilités perverses deviennent inexprimables à propos du Bataclan ou des Terrasses du 10e arrondissement. Aucun argument, même de la pire « mauvaise foi », ne peut parvenir à les justifier, sauf à être sympathisant affiché de Daech (et il y en a). Bref, au lieu de diviser, ces attentats unissent ou en tout cas établissent clairement la ligne de front.
Je suis également séduit par ceux qui dévoilent la faiblesse inhérente aux mouvements radicaux, forcément soumis à une surenchère de radicalisation, à une fuite en avant et donc à une division interne. Rappelons-nous : les SS ont exterminés les SA à l’été 1934 lors de la Nuit des longs couteaux ; les purges ont rythmé le régime stalinien, la Révolution culturelle ou l’Etat khmer rouge … Manifestement Daech, déjà opposé à Al-Nosra, est aux prises à de telles divisions entre ceux qui entendent renforcer l’Etat territorial (stratégie interne) et ceux qui aspirent à l’exportation (stratégie externe).
Mais combien faudra-t-il d’erreurs stratégiques ou d’attentats mal ciblés, de purges ou de guerres fratricides avant que l’EI s’effondre ? Je n’en sais rien. Comment produire « la discorde chez l’ennemi » sans jouer à l’apprenti sorcier, qui verra sa créature d’aujourd’hui lui échapper demain.
En outre, il ne faut perdre des yeux que, en dépit de l’ampleur de notre émotion, la France n’est certainement pas l’objectif le plus urgent de Daech. La Lybie est pour ce mouvement une cible autrement importante et stratégique. Là-bas la situation de déliquescence avancée offre un domaine rêvé à l’extension de la lutte.
Bref, s’il ne faut pas sous-estimer l’ennemi ; il ne faut pas non plus que sa surestimation soit contreproductive. C’est pourquoi, je ne peux que me borner ici à signaler mon hésitation en laissant le dossier à plus compétent.

5) Le manque d’Europe puissance
Retrouvant à la fois le sens du tragique (1) et la confiance en soi (3), résolu de lutter frontalement (2) tout en veillant à utiliser les divisions de l’adversaire (4), il nous reste à renforcer notre coalition (5). Et c’est là que le bât blesse le plus : nos alliés européens historiques (Allemagne, Italie) sont aussi les moins fiables et les moins performants ; tandis que ceux qui sont les moins européens (Angleterre et Russie) paraissent les plus solides. L’Amérique qui renonce — et c’est heureux — à son hyperpuissance se pose en chef d’orchestre plutôt qu’en soliste. Les alliés arabes sunnites sont tiraillés et travaillés par des conflits internes ; l’Iran est chiite ; la Turquie est « Otan que possible », le Canada retourne à son rêve multiculturel politiquement correct … Tout cela est bien bancal.
Ce que la crise syrienne révèle brutalement, ce sont les manques mais aussi le besoin d’Europe : manques criants de l’Europe administrative ; besoin urgent de l’Europe politique. Après sa crise institutionnelle, puis financière, l’espace européen entre dans une crise géopolitique qui la replace dans l’urgence de ses origines. Pour ma part, je ne vois pas d’autre salut possible pour la France (y compris pour la lutte contre l’E.I.) que dans une Europe puissance, définie par des frontières extérieures hermétiques, animée d’une stratégie commune claire, dotée de règles intérieures (notamment fiscales) convergentes qui permettront la mise en place d’une solidarité régionale. L’UE est à l’évidence un espace trop vaste et hétérogène pour y parvenir et il faut d’urgence refonder une Europe des origines à 6 ou 8 : le « noyau dur » ou l’Europa, dont parle Giscard d’Estaing. Puisque la paix, à nouveau, est en jeu, c’est peut-être le moment ; mais soyons clair : je ne vois pas comment.

Tragique, confiance, esprit de combat, intelligence stratégique et sens de l’Europe : telles les sont les armes intellectuelles qui me paraissent devoir être mobilisées dans cette lutte redoutable. Comme le dit Olivier Roy de manière lumineuse, nous n’avons pas affaire « à une radicalisation de l’Islam, mais à une islamisation de la radicalité ». Ce diagnostic dicte une tripe ligne de conduite : continuer de vivre avec les musulmans français comme s’il n’y avait pas de terrorisme (c'est-à-dire produire la laïcisation de l'islam en France selon l'esprit de 1905) ; combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de musulmans français (sans état d'âme ni mauvaise conscience) [je reprends ici des formules d'Eric Deschavanne] ; devenir ultra-vigilants et implacables dès lors qu’apparaît en France le moindre de commencement d’une tentation djihadiste. 

(Fin … à moins que …)



[1] Le communisme utilisait comme énergie motrice le ressentiment de classe ; le nazisme la hantise du mélange de race.

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