4.8 millions de
personnes déclaraient souffrir de la solitude en France, 20% de plus qu'en
2010. Les 30/39 ans sont de plus en plus touchés par le phénomène
(source : Fondation de france). Y a-t-il de plus en plus de personnes qui
souffrent de la solitude dans notre société moderne ?
Oui. Toutes les
enquêtes et études (et notamment celles de l’INSEE) convergent vers ce constat.
Il faut, cela dit, préciser de quelle solitude on parle. Il y a trois niveaux.
D’abord le simple fait d’habiter seul. Aujourd’hui environ 15% de la population
française est « mono-habitante » et ce chiffre ne cesse de croître. Mais
les profils peuvent être très variés et les motifs aussi : ce sont les jeunes,
les étudiants, les mono-parents, les veufs, les célibataires, … et ceux,
en grande majorité, qui vivent dans les villes de plus de 200 000 habitants. On
distingue ensuite « la personne isolée » qui se définit par un nombre réduit de
contacts d’ordre privé par semaine ; en-dessous de 4, on parle d’isolement
absolu, ce qui reste très rare. Mais la proportion de personnes relativement
isolées s’élève tout de même à environ 10% en France : l’âge, le statut
social, le niveau de diplôme, le handicap sont déterminants en la matière. On
définit ensuite un troisième niveau qui est « le sentiment de solitude » ;
elle concerne ce qu’on pourrait appeler non plus l’isolement, mais la
« désolation », c’est-à-dire l’impression d’être délaissé, voire abandonné
par les autres. On quitte ici l’objectivité des observations pour entrer dans
la subjectivité des représentations. Les indicateurs qui ont été développés
pour la mesurer à partir d’entretiens qualitatifs (et notamment celui de la
Fondation de France) montrent que les individus contemporains déclarent
éprouver de plus en plus souvent ce sentiment de mal-être.
Comment
l’interpréter ?
C’est en fait assez
simple. Nous vivons dans une société d’individus où l’encadrement communautaire
et institutionnel tend à s’effacer. Pour faire vite, cela s’appelle « les
droits de l’homme » : il existe une sphère — ma vie privée et intime
— dans laquelle nul n’a le droit d’intervenir ni de près ni de loin. C’est
là une excellente nouvelle : nous sommes libres ! Mais le prix à payer
peut être lourd : nous sommes seuls ! Comme le disait une humoriste
dans un excellent sketch — Muriel Robin pour ne pas la citer — « j'ai une vie privée... privée de
tout, c'est vrai, mais privée quand même !». Si,
par contraste, on regarde les sociétés traditionnelles : on n'y était jamais
seul. Tout — même le plus intime — se passait sous le regard pesant de la
communauté ; il n’y a qu’à se souvenir de l’architecture des habitations
de jadis, même à la Cour de Versailles : toutes les pièces ont plusieurs
portes et on y circule sans arrêt, sans qu’il soit jamais possible de s’isoler.
Quand la Reine Marie-Antoinette tente de le faire, elle se fait détester.
L’intimité est donc une conquête récente et son autre face est la solitude.
C’est la raison pour laquelle le rapport à la solitude est profondément ambigu
dans nos sociétés contemporaines. D’un côté, on aspire à une solitude libérée
des contraintes, nourrie par le fantasme du « self made man », tellement
autosuffisant qu’il ne doit rien à personne et n’a besoin que de
lui-même ; de l’autre, on aspire aux affinités électives, à l’amour, à la
passion, peut-être comme jamais dans l’histoire humaine : l’indépendance
absolue, d’un côté ; l’amour éternel, de l’autre. La solitude est à la
fois le paradis et l’enfer de nos sociétés contemporaines.
Comment résoudre
cette contradiction ?
C’est là sans doute une
des plus vieilles questions de la philosophie. Depuis bien longtemps, on note
que l’homme n’est jamais content : il se sent seul quand il est avec les
autres ; et, dès qu’il est seul, il ne cesse de penser aux autres ! Pour
résoudre ce dilemme, la philosophie faisait l’éloge
de la solitude. Seule la solitude (si je puis dire) permet de faire le tri
entre les différents liens que nous tissons dans notre vie ; entre ceux qui
comptent et ceux qui ne valent rien. Une fois ce tri effectué, il devient
possible cultiver le lien qui est le plus important, parce qu’il nous sauve de
la vraie solitude, celle à l’aune de
laquelle toutes les autres sont dérisoires : la mort. Pour les penseurs
grecs, ce lien salutaire est celui que le sage tisse avec l’harmonie du monde
(le cosmos) ; pour les théologiens, c’était avec la splendeur de Dieu.
Pour ceux qui ne sont
ni grecs ni théologiens, c’est-à-dire pour la plupart de nos contemporains, le
seul lien qui vaut, c’est le lien affectif avec d’autres humains : notre conjoint, nos enfants, nos parents, nos
amis … C’est celui qui mérite d’être cultivé ; celui qui fait que la
vie mérite d’être vécue. C’est donc notre salut que se joue-là. D’où la
déception, la dépression, le désespoir même qui nous étreint quand ça ne marche
pas … voilà comment on peut interpréter ces enquêtes. Et on perçoit aussi
qu’il nous manque encore le remède qui permettrait de nous persuader — contre
le mythe du self-made-man (magnifiquement présenté dans un film tel que Into the wilde) — que l’on ne peut pas être un individu tout seul ; nous
avons besoin des autres pour devenir des individus ; et nous avons aussi besoin
d’être des individus pour aimer les autres.
La mutation du
modèle familial (divorces, enfants de plus en plus en tard) favorisent-ils la
solitude ?
Ce serait une erreur
de le penser, car la famille est aujourd’hui le meilleur rempart contre la
solitude. La famille traditionnelle a certes éclaté, mais le lien familial en
est sorti renforcé ; sans doute, les relations entre conjoints sont
devenues plus fragiles, mais les rapports parents/enfants et grands
parents/petits enfants sont très investis. Les solidarités
intergénérationnelles, les aides de tous ordres, les contacts réguliers sont
extrêmement dynamiques et puissants dans l’univers domestique. La famille métamorphosée
apparaît comme la valeur la plus puissante — et « non négociable » — face
à l’univers de la marchandisation généralisée.
Pierre-Henri Tavoillot
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire