mardi 8 février 2011

Les pièges de l'évaluation

Chronique parue dans La Tribune le 1er/02/2011


Désormais, qu’on se le dise, tout s’évalue ! Des salariés aux élèves de CM2, des chercheurs aux ministres, des Etats aux hôpitaux, des psychothérapies aux performances sexuelles … La culture de l’évaluation semble n’avoir aucune limite et les agences de notation fleurissent dans tous les domaines de l’existence : le privé comme le public, l’économique comme le médical, le psychique comme le politique. Y a-t-il péril en la demeure ? Le débat en tout cas ne cesse de monter sous nos yeux en opposant, comme il se doit, les pour et les contre.
Du côté des « pour », il y a deux arguments principaux que l’on retrouve aussi bien dans les marronniers de nos magazines préférés (les meilleurs lycées, hôpitaux, …) que chez les scrutateurs des compétences au sein de l’entreprise. L’évaluation permet, d’une part, de contrôler le rapport performance/coût d’un service ou d’un salarié qu’il soit privé ou public ; et, d’autre part, d’établir une échelle d’équité, permettant de « donner à chacun ce qui lui revient » — selon l’antique définition de la justice — , c’est-à-dire à la fois sa place (son poste) et sa part (sa rémunération). C’est donc à la fois au nom de la performance et de la justice que l’on défend l’évaluation.
Du côté des adversaires, qui sont montés en puissance (Cf. la revue Cités, 37, 2009), on trouve deux arguments. On lui reproche d’abord son scientisme technocratique, qui lui fait oublier le qualitatif et l’humain dans une idolâtrie, voire un fétichisme des chiffres, des notes et des taux. Mais, plus grave, l’idéologie de l’évaluation serait une imposture qui, sous couvert d’objectivité et de rigueur, masquerait un rapport de force visant l’uniformisation des profils et le contrôle accru des individus. L’évaluation est un pouvoir qui se travestit en savoir neutre : il faudrait donc évaluer les évaluateurs, … et ce, à l’infini !
Présenté ainsi, le débat n’a aucune raison de s’arrêter. Il oppose deux positions bien campées et irréconciliables. Pour les uns, l’évaluation est nécessaire ; pour les autres, elle est impossible et donc dangereuse.
Et si l’on partait de cette contradiction au lieu d’y aboutir de manière aussi vaine que prévisible ? Tout le problème en effet est que l’évaluation est à la fois nécessaire et impossible. Pourquoi ? D’abord, parce que notre époque, c’est un poncif que de le dire, est en déficit de repères et de critères. Nous sommes depuis longtemps sortis d’un monde où chaque être avait une place définie par avance, par son âge, par son appartenance familiale, sociale, religieuse, cosmique. Ensuite, comme Tocqueville l’avait vu, la logique démocratique contribue non seulement à égaliser les conditions et les rangs sociaux, mais à tout mettre sur le même plan. En suspectant la hiérarchie comme telle, l’esprit démocratique tend à déconsidérer toute échelle de valeur, jusqu’à, — et c’est un paradoxe —, celle des « mérites ». Et l’on peut voir aujourd’hui les réticences à instaurer dans la fonction publique un « avancement au mérite », voire des primes de performance pour les recteurs ou les chefs d’établissement. Quel étalon, quel critère ou quel point de vue seraient en effet légitimes pour décréter la valeur d’un égal ? Sur ces questions nous devenons vite sceptiques et relativistes.
La « culture » de l’évaluation représente la tentative — peut-être désespérée — d’établir des hiérarchies qui soient compatibles avec l’esprit démocratique : des hiérarchies fondées, non sur la « qualité » comme on disait jadis (c’est-à-dire la naissance), mais sur les qualités, les mérites et les efforts des individus. C’est parce que plus rien ne va ni ne vaut de soi que l’expertise s’est frénétiquement développée. Elle l’a fait dans deux directions.
La première tente de rétablir une sorte d’évidence de valeur par la quantification. Il s’agirait, grâce à l’objectivité scientifique, de restaurer les certitudes hiérarchiques d’antan. Notre époque qui ne croit plus à rien, croit pourtant encore très fort en la science !
La seconde direction privilégie l’auto-évaluation ; la seule qui soit conforme à l’idéal démocratique et à l’idée selon laquelle personne ne peut dire à ma place où se trouve ma place.
Mais ces deux options comportent d’évidentes difficultés : la quantification est forcément réductrice et elle peut être déresponsabilisante lorsqu’elle croit abolir tout rapport de force dans l’objectivité des chiffres. L’auto-évaluation risque de n’être guère utile à force d’être personnalisée. L’une est trop objective ; l’autre trop subjective.
            Comment sortir de cette impasse ? Osons une piste ! Et si l’évaluation limitait son fétichisme des chiffres en renouant avec les nuances de la rédaction. Une appréciation rédigée, singularisée, pesée, argumentée peut être discutée ; pas une note. Et puis elle exige du temps, donc un peu de ce recul si rare de nos jours. Enfin, autre bénéfice collatéral : elle remettrait les Humanités au cœur des ressources humaines. Mais je prêche là pour ma paroisse ! 

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