jeudi 2 février 2012

La guerre des générations n'aura pas lieu (ITW dans La Croix 30/01/2012)

Paru dans La Croix (le 30 janvier 2012)
 « La guerre des générations n’aura pas lieu »


http://www.la-croix.com/Actualite/S-informer/France/Pierre-Henri-Tavoillot-La-guerre-des-generations-n-aura-pas-lieu-_EP_-2012-02-02-764685



Le scénario d’un conflit entre les générations est dénué de tout fondement. Les solidarités familiales et sociales entre les générations ont changé, mais sont toujours aussi vivaces. C’est sur elles que les politiques doivent s’appuyer

ENTRETIEN

Pierre-Henri Tavoillot, philosophe

- Vous avez créé un Observatoire de l’Intergénérationnel et organisé le 14 janvier une journée d’étude intitulée « Les métamorphoses de l’intergénérationnel »,  pour interpeller les politiques sur ce sujet. Pourquoi ? 

- Pierre-Henri Tavoillot :  Nous nous sommes retrouvés, avec quelques chercheurs (sociologues, économistes)* très agacés par le poids qu’a pris la « guerre des générations » dans l’espace public. On a en effet le sentiment que les rapports entre les générations sont structurés par une logique de conflictualité. Les jeunes seraient victimes d’une société vieillissante, avec des retraités nantis qui sont en train de manger leur pain. Les personnes âgées seraient délaissées par le reste de la population, abandonnées dans des mouroirs. (Les jeunes dont on a peur apparaissent souvent comme une menace ..) Pour nourrir ce diagnostic, on fait appel à une série d’indices assez justes :  l’accès à l’emploi et au logement est devenu plus long et plus difficile pour les jeunes générations, alors que l’investissement de la société sur les retraites est considérable, et que la fiscalité avantage aussi les retraités. L’idée est de dire, qu’en dépit de cette dynamique négative, la guerre des générations n’a pas eu lieu et n’aura pas lieu.

- Sur quoi fondez-vous votre optimisme ?  

- Sur une série d’autres indicateurs très positifs. Les transferts financiers intergénérationnels n’ont jamais été aussi importants au sein des familles. La convergence des valeurs entre les générations est phénoménale :  les grandes enquêtes sur le sujet montrent que toutes les générations se retrouvent autour de leur conception du travail, de la famille, de la façon dont chacun envisage une vie « réussie », dans une logique qui n’est pas strictement matérialiste. Le phénomène des Indignés est intergénérationnel .Il n’y a pas de fossé entre les générations mais un dialogue constant. On parle de fracture numérique, alors que le troisième âge a investi Internet, avec plus ou moins d’aisance certes, pour pouvoir rester en lien avec les plus jeunes, communiquer avec eux. Où sont les batailles ?  Quel est le début de commencement de signes d’un conflit de génération qu’on nous annonce ? Il faut tordre le cou à cette idée fausse, simplificatrice et politiquement préjudiciable. 

- En quoi est-elle préjudiciable? 

- Cette idée débouche sur des politiques néfastes, car elle suppose qu’il y a une génération de nantis à qui il faut prendre de l’argent pour le redistribuer à une génération qui serait plus pauvre qu’elle. Or aujourd’hui, chaque génération a de bonnes raisons de se sentir lésée et chaque génération a de bonnes raisons de penser que les autres sont plus favorisées qu’elle. Les jeunes s’estiment lésés car ils n’ont pas de travail, pas de logement. Les adultes actifs aussi, car ils sont soumis à une pression phénoménale :  ils doivent s’occuper de leurs enfants, de leurs parents âgés, faire carrière, tout en craignant pour leur retraite. Les seniors commencent à réaliser que leur vie sera longue, avec le spectre de la dépendance en ligne de mire.  Les jeunes estiment que leurs aînés ont la chance d’avoir un emploi et une bonne retraite. La fameuse génération soixante-huit, dont on dit parfois qu’elle a dévoré ses enfants, a de bonnes raisons de considérer que les jeunes sont dans de meilleures situations qu’eux :  l’accès aux études leur est plus aisé ;  les femmes ont plus facilement accès à l’emploi…On est sorti de toute perspective d’une jeunesse qui va faire la guerre :  les plus de 70 ans peuvent donc considérer que les jeunes ne sont pas dans une situation scandaleuse. 

Le problème de l’injustice entre les générations est insoluble, car les contextes sont différents et l’équité incalculable. Ce scénario obscur ne peut donc pas être le fil conducteur d’une politique intergénérationnelle.

- Quel peut donc être ce fil conducteur ? 

- Comprendre les métamorphoses du lien entre les générations. Les grands penseurs de la modernité (Tocqueville, Durkheim) étaient très inquiets à son égard :  le  lien intergénérationnel leur semblait amené à disparaître avec l’individualisme de la démocratie- la valorisation de l’individu étant aussi le fondement des droits de l’homme. Or ce scénario n’a pas eu lieu. Le souci de transmission se maintient, voire se renforce. Le lieu le plus spectaculaire de ce maintien est la famille. Ce n’est certes plus la même famille, elle n’est plus soumise à l’autorité du pater familias. Elle a été remplacée par une famille plus démocratique, structurée par un lien qui n’est plus celui de la loi, mais de l’affection. Et ce lien tend à se renforcer, même si la famille s’éclate. L’adage « on choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille » doit être revu :  aujourd’hui, c’est bien souvent dans la famille qu’on choisit ses amis, si on entend par amis ceux qui sont présents en cas de coups durs (maladie, chômage…).  C’est la famille aussi qui fournit les coups de pouce du quotidien (gardes d’enfants, soutien aux personnes âgées ). Il peut être donc politiquement dangereux de vouloir casser ces solidarités familiales, en instaurant par exemple un système de redistribution des « vieux » nantis vers les »jeunes » pauvres. On risque de démolir ce fragile équilibre qu’il faut au contraire renforcer.

-  Ces solidarités familiales ont-elles un impact social plus large ? 

Oui, car elles transcendent le lien familial, irradient au-delà. De nombreux engagements associatifs s’initient par des solidarités familiales. Une personne qui s’est impliquée dans des soins palliatifs pour un parent, va souvent prolonger son engagement. Après la canicule, une inventivité colossale s’est mise en place ;  des cellules de veille se sont créées, des commerçants se sont organisés pour venir en aide aux personnes âgées pendant l’été . Ces solidarités jouent tous les sens :  de nombreux retraités s’efforcent d’aider les jeunes, font du soutien scolaire.

Il y a de plus en plus de projets d’habitats intergénérationnels. « Les Maisons de Marianne » par exemple prévoient des logements où les personnes âgées pourront rester, même quand elles deviendront dépendantes, leur évitant ainsi de déménager au pire moment. Ce projet grandiose et d’un moindre coût -un habitat social locatif- a été initié par un promoteur immobilier, qui est parti de son expérience vécue avec sa propre mère. 

Ces solidarités qui étaient jadis imposées, sont désormais choisies, inventées, en constante mutation, et font preuve d’une intense créativité. C’est sur elles qu’il faut désormais s’appuyer.

 RECUEILLI PAR CHRISTINE LEGRAND


* Avec notamment Serge Guérin (sociologue), Claudine Attias-Donfut (directrice de recherche à la CNAV), Hervé Le Bras (Ined), André Masson (économiste, directeur d’études à l’EHESS), Cécile Van de Velde (sociologue)

BIO EXPRESS

Pierre-Henri Tavoillot est professeur de philosophie à l’université Paris IV (Sorbonne) et président du Collège de philosophie. Il est également membre du Conseil d’analyse de la société (CAS) et vient de créer un Observatoire de l’intergénérationnel.

Il est l’auteur notamment de « Philosophie des âges de la vie » (avec Eric Deschavanne, éd. Grasset) et de « Qui doit gouverner ? « (éd. Grasset)

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