vendredi 19 décembre 2014

La peur en vidéo

Une petite vidéo  sur « La Peur » en forme de « grain de poivre » dans le cadre des dernières « Rencontres de Cannes » organisées, comme toujours, par l'excellent François Lapérou.


vendredi 12 décembre 2014

Pourquoi mourir ?

« Rien ne prouve davantage combien la mort est redoutable que la peine que les philosophes se donnent pour persuader qu’on la doit mépriser »
La Rochefoucauld[1]

« Pourquoi mourir ? » : une telle question frise l’insolence. Comme si nous avions le choix ! Comme si nous pouvions décider, à ce propos, des avantages et des inconvénients ! Bien sûr le suicide ou le sacrifice de soi sont toujours possibles qui permettent d’actualiser et d’anticiper cette interrogation ; mais je veux parler ici de la condition humaine : pourquoi diable est-elle mortelle ? C’est au fond la question de tous les grands dispositifs spirituels de l’humanité, qui s’interrogent sur cette spécificité de notre espèce. Ni les dieux ni les bêtes n’ont cure du terme de leur existence — ils ne « connaissent » pas la mort —, tandis que l’être humain interroge sans fin cette fin inéluctable. Questionner ce qui semble aller de soi : c’est peut-être la définition même de la métaphysique, qui est, comme dit Kant, une « disposition naturelle » de l’humanité.
            Mais à ce questionnement sans fin, on peut penser que le nombre de réponses n’est pas infini, puisque précisément l’homme est un être fini. Pourquoi, dès lors, ne pas tenter l’exercice d’en dresser la liste … sous réserve d’inventaire ?
            La première réponse à cette interrogation métaphysique sur la mort fut mythologique. Elle se présente sous la forme d’un récit, dont la structure présente d’étonnantes similitudes en dépit des différences géographiques et culturelles. A l’origine, dit-on, l’homme ignorait la mort. Mais c’est lui qui, par hasard, par maladresse ou par orgueil l’a finalement « inventée ». Le récit biblique de la chute de l’Eden est l’emblème de cette vision, mais on la retrouve ailleurs. Ainsi Malinowski[2] rapporte que les Trobriandais mélanésiens affirment qu’autrefois les gens ne mourraient jamais. Ils retrouvaient leur jeunesse en se dépouillant de leur peau, comme les serpents. Mais voilà qu’un jour une grand-mère alla se baigner accompagnée de sa petite fille. Celle-ci resta sur la plage tandis que la vieille s’éloignait pour nager. Avant d’entrer dans l’eau, la grand-mère prit soin d’ôter sa peau pour ne pas la mouiller. Mais celle-ci prise par la marée alla se perdre dans les roseaux. Ayant donc repris une apparence juvénile, la vieille retourna vers sa petite fille qui, ne la reconnaissant pas, prit peur et la chassa. Furieuse l’aïeule repartit à la recherche de sa vieille peau et, l’ayant retrouvé, arriva folle de rage dans la maison de sa fille : « Je ne me dépouillerai plus de ma peau, dit-elle. Nous deviendrons tous vieux. Nous mourrons tous ». De ce temps, les hommes (et les femmes) ne purent plus renouveler leur jeunesse éternellement. On pourrait citer bien d’autres exemples, mais le message est le même : la mort est une malédiction dont l’homme est lui-même responsable et qu’il lui faut donc accepter. Voilà le message du mythe.
Mais un autre dispositif vient atténuer la dure sagesse du mythe tout en le complétant : c’est le rite. Le rite de passage, qui rythme l’existence du berceau à la tombe, est, pourrait-on dire, un « multiplicateur de mort ». Enfance, jeunesse, maturité, vieillesse : à chaque étape décisive de l’existence une cérémonie a lieu qui suit une logique ternaire (Arnold van Gennep) : elle comprend d’abord une petite mort, puis une initiation à sa future vie, et enfin une renaissance. On meurt ainsi plusieurs fois dans sa vie : l’enfant meurt quand il devient jeune, le jeune quand il devient adulte, l’adulte quand il devient vieux. De sorte que, quand arrive la vraie mort, il n’y a plus aucune crainte à avoir : on est entraîné ; on sait à quoi s’attendre. La puissance du récit mythologique associée à la régularité du rite provoque la neutralisation de la question de la mort.
            Celle-ci s’ouvre, pourrait-on dire, avec les grandes sagesses cosmologiques, qu’elles soient orientales ou occidentales. En dépit, là encore, de leurs différences innombrables, leurs solutions partagent un principe commun : si les hommes sont mortels, c’est parce que, le plus souvent, ils se contentent d’une vie de mortel. Mais il ne tient qu’à eux d’échapper à cette triste condition. Ainsi, pour les philosophes grecs, il y a au moins trois voies d’accès à l’immortalité. 1) La procréation, tout d’abord, par laquelle l’individu assure la pérennité d’un nom dans une lignée ou dans l’espèce : c’est l’immortalité la plus fruste, car elle ne prend pas en compte l’individualité, mais seulement le groupe, non l’humanité, mais seulement l’animalité. 2) La renommée et la gloire, ensuite, par lesquelles l’homme espère voir ses actes et ses paroles gravés dans le marbre de l’histoire : immortalité plus noble (c’est le choix d’Achille dans l’Iliade), mais bien fugace néanmoins, qui consiste à survivre dans la mémoire … de simples mortels. 3) La philosophie, enfin, par laquelle la connaissance juste de l’univers permet de fusionner avec lui et d’adhérer à l’éternité de la nature elle-même : c’est ce dernier genre d’immortalité que doit viser le sage. « Lorsqu’un homme, écrit Platon dans le Timée (90 b-c), s’est donné tout entier à l’amour de la science et à la vraie sagesse et que, parmi ses facultés, il a surtout exercé celle de penser à des choses immortelles et divines, s’il parvient à atteindre la vérité il est certain que, dans la mesure où il est donné à la nature humaine de participer à l’immortalité, il ne lui manque rien pour y parvenir ». Grâce au cosmos, c’est-à-dire à l’idée d’un ordre parfait et harmonieux du monde, l’homme a les ressources lui permettant de dépasser la mort.
            Mais si, comme le pensent aussi bien les bouddhistes que les épicuriens, il n’y a pas de cosmos harmonieux, si l’ordre du monde est contingent et aléatoire, alors la seule issue consistera à fusionner avec le flux instable d’un univers en mouvement et à se départir, du même coup, de toute espèce d’illusion ou d’espoir d’une consolation ultime. Si la mort n’est pas à craindre, ce n’est pas parce qu’elle n’existe pas, mais parce qu’elle n’est rien pour nous et qu’elle est elle-même, comme tout ce qui est, relative. C’est un simple « clignement de paupière » dans le perpétuel changement des choses.
            Une troisième grande réponse serait la réponse théologique, notamment celle qui se formule dans le christianisme. Pour elle non plus, la mort n’est pas une fatalité. Elle peut être dépassée si on accepte la promesse que l’amour est plus fort. Pas n’importe quel amour, cela dit : ce n’est pas l’amour qui s’attache à autrui (l’eros ou l’amour-passion), car l’attachement n’a aucune chance de résister à la mort. Il ne s’agit pas non plus de l’amour détaché (la compassion ou la charité), qui est trop désincarné pour offrir la perspective d’un « salut ». Le christianisme propose l’amour en Dieu, qui est une manière de s’attacher sans réserve à ce qu’il y a d’immortel et de divin en ceux qu’on aime. C’est un amour garanti par Dieu, une sorte d’assurance vie éternelle, comme l’écrit Augustin : « Heureux celui qui vous aime, et son ami en vous et son ennemi à cause de vous ! Seul il ne perd aucun être cher, l’homme à qui tous sont chers en Celui qu’on ne perd jamais » (Confessions, IV, 9). Dans le christianisme, l’insolence de la question est pleinement assumée : « pourquoi donc voulez-vous mourir,  alors que l’éternité est à portée de main ?». Sans Dieu, la vie est fugace, misérable et insensée. Grâce à Dieu, la vie d’amour ne s’arrête pas à la vie terrestre et l’éternité recevra la meilleure part de nous-même, qu’il faut donc s’attacher à cultiver dans l’ici-bas. Magnifique promesse, sans doute, mais à laquelle il faut croire, car la réponse chrétienne quitte le terrain de la raison pour laisser place à la foi.
            La quatrième réponse est née d’une triple crise : avec la critique de la tradition, le récit des origines a cessé de fonctionner. Avec les découvertes scientifiques de la Renaissance, l’univers est apparu davantage comme un chaos que comme un cosmos harmonieux ; avec les guerres de religion, la confiance en la promesse chrétienne a été ébranlée. Quand le passé se perd, quand la nature se tait et quand le ciel se vide, comment l’homme pourrait-il consoler l’homme de sa mort ? La métaphysique moderne se construit sur ce défi. Il s’agira d’opposer à la mort, la perspective d’une « vie réussie », car il n’y en a qu’une. Pour aller à l’essentiel, deux voies se présentent : celle d’une vie toujours plus « intense » où chaque moment pourrait être revécu éternellement ; celle d’une vie toujours plus « ouverte » qui ne s’enferme pas dans l’égoïsme mais parvient à s’élargir aux autres. Nietzsche, d’un côté ; Rousseau et Kant, de l’autre. Dans les deux cas, l’homme cherche à trouver en lui-même ce qui lui est supérieur : la Vie pour l’un, l’Humanité pour les autres. Ce sont les deux dernières réponses à la question de la mort, mais leur postériorité n’annule pas, loin s’en faut, la valeur des précédentes. Car en métaphysique, à la différence de ce qui se passe en sciences, ce n’est pas le dernier arrivé qui forcément a « plus raison ». La question « pourquoi mourir ? » reste donc ouverte. Son insolence est peut-être l’unique façon d’éviter la désolation. Ni la multiplication des morts par le mythe et le rite, ni sa négation religieuse ni son anticipation bouddhiste, ni l’intensification ou l’élargissement de la vie ne permettent d’échapper à l’angoisse qu’elle suscite. Mais au moins ce panorama nous offre des armes pour tenter de l’apprivoiser.
Et puis, il y a encore une autre réponse qui, sans atteindre la beauté grandiose de celles qu’on a évoquées, présente à mes yeux une certaine séduction : c’est la curiosité. Elle est certes un vilain défaut, mais comment ne pas en avoir à l’idée d’expérimenter la fin de l’expérience, d’éprouver le terme des épreuves, de vivre le passage vers là où il ne se passera plus rien ? On saura alors si c’est le néant ou l’ailleurs, qu’il soit enfer ou paradis, ou qu’il soit, à l’instar des enfers antiques, une vie réduite comme la petite veilleuse d’une chaudière à gaz. Bref, on aura peut-être  la réponse ; mais quel dommage qu’on ne puisse la partager !

« L’homme qui, privé du secours de ses semblables et sans cesse occupé de pourvoir à ses besoins, est réduit en toute chose à la seule marche de ses propres idées, fait un progrès bien lent de ce côté-là ; il vieillit et meurt avant d’être sorti de l’enfance de la raison » (Rousseau, Lettre à M. de Beaumont, III, 75).




[1] Moins fluide, mais aussi juste, cette maxime supprimée après la première édition : « Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si persuadés qu'ils disent que la mort n'est pas un mal, que le tourment qu'ils se donnent pour éterniser leur réputation. » Voir Réflexions ou sentences, in Œuvres de La Rochefoucauld, t. I, Hachette, 1868.
[2] Malinowski, B., Trois essais sur la vie des primitifs, Payot, 2001.

mardi 2 décembre 2014

Hubert Védrine à la Sorbonne

Hubert Védrine, 
ancien ministre des affaires étrangères,
sera l'invité exceptionnel de mon cours à la Sorbonne 
sur « L'art politique à l'âge démocratique » : 

le jeudi 4 décembre 2014, 
amphi Champollion, 
de 18h50 à 20h.

Entrée libre au 17 rue de la Sorbonne, dans la limite des places disponibles

vendredi 28 novembre 2014

La peur !

 5, 6, 7 décembre 2014
venez aux
Xes Rencontres de Cannes 
entrée libre et gratuite
---
 suivez-nous en direct 

Et pour mettre l'eau à la bouche et la sueur aux tempes  ... voici ce petit papier paru il y a quelques temps dans la Tribune (2010) : 

La nouvelle idéologie de la peur

          Des lycéens qui disent — en rigolant — combien ils ont peur pour leurs retraites ; des militants écologistes qui, pleins de courage, bravent les forces de police, pour exprimer leurs peurs des déchets nucléaires. Tels sont les derniers exemples — étranges — du triomphe paradoxal de l’idéologie de la peur dans nos sociétés. Pourquoi paradoxal ? Pour au moins deux raisons. Il est d’abord frappant de constater combien se sont multipliées les peurs dans un monde devenu pourtant sûr comme jamais dans l’histoire. Ce ne sont plus, comme jadis, les guerres, les famines, la mort brutale et précoce, le diable ou l’enfer qui effraient, mais le mal manger, le mal respirer, le mal boire, le fumer (ça tue !). Ce sont les OGM, les nanotechnologies, les sautes de la météo, etc. Aux grandes causes d’effroi d’autrefois se sont substituées d’innombrables petites phobies envahissantes et d’autant plus terrorisantes que leur œuvre est discrète. Jamais, chez nous, la guerre n’a été aussi éloignée, jamais la famine plus improbable, jamais on n’a été aussi sûr de parcourir tous les âges de la vie, jamais la maîtrise de la santé n’a été plus efficace… et, au lieu de nous en réjouir, c’est la trouille qui nous taraude pour le présent comme pour l’avenir ! Et, en plus, — second paradoxe —  nous n’en avons même pas honte. Autrefois considérée comme une passion infantile (ou féminine), la peur était un vice dont l’homme adulte devait se libérer pour grandir. De nos jours, elle est devenue une vertu, presque un devoir. Condition de la lucidité, aiguillon de l’action, elle a acquis le statut de sagesse. Qui ne tremble point commet de nos jours le triple péché d’ignorance, d’insouciance et d’impuissance. Comment en est-on arrivé à une telle inversion ?
            On peut avancer trois types d’interprétation.
            1) Une première (d’inspiration nietzschéenne) mettra cette montée des peurs déculpabilisées sur le compte du déclin de l’Occident. Face au dynamisme juvénile des pays émergeants, les sociétés de la modernité tardive seraient devenues frileuses, plaintives et timorées, à la fois vieilles et infantiles. D’un côté, le vieillissement démographique produirait une baisse de l’énergie et une paralysie des attentes ; de l’autre, la fonction protectrice de l’Etat infantiliserait la société en sur-assistant les personnes. Bref, le triomphe des peurs révélerait la lente agonie d’un Occident pourri-gâté.
            2) Une seconde lecture (d’inspiration tocquevillienne) insistera sur notre appétit insatiable du bonheur et du confort. Alors que les régimes aristocratiques étaient guidés par l’honneur des « gens biens nés », qui englobait l’esprit de sacrifice et le courage, les sociétés démocratiques égalitaires recherchent avant tout le bien-être et la sécurité pour tous. Or, le bien-être ne connaît pas de borne et sa préservation ne sait aucune limite. D’où cette conséquence inévitable : plus nous possédons, plus nous craignons de perdre. La montée des peurs est donc un effet mécanique de l’égalisation et de l’amélioration des conditions.
            3) Une troisième interprétation (d’inspiration freudienne) verra dans la multiplication des peurs un moyen de répondre au vide spirituel de notre temps. Car la peur donne du sens et des repères dans un univers qui semble ne plus en avoir. A défaut d’avoir un avenir radieux, une horizon béni, — et nous sommes immunisés en la matière ! — il reste très utile d’avoir un horizon de non-sens ou un avenir piteux. La débâcle climatique,  la catastrophe financière, la figure diabolique d’un président honni, … tout cela permet de redonner sens à nos actions et à nos vies. Bref, et c’est le troisième paradoxe : la peur rassure ! C’est ce que disait Freud à propos des phobies : leur multiplication nous permet d’échapper à l’angoisse causée par des conflits psychiques insupportables. L’angoisse, qui ne porte sur rien, ne peut être combattue, tandis que les peurs, qui sont limitées, peuvent être apprivoisées. On préfère, donc, avoir peur de quelque chose, plutôt que d’être angoissé par rien, c’est-à-dire par tout. D’où cette idéologie de la peur si puissante aujourd’hui. Elle est une idéologie, car elle offre, au fond, tout ce qui manque à nos sociétés désenchantées : elle fait sens (tout s’explique !), elle fait lien (tous ensemble !) et elle fait programme (agissons !). J’ai peur, donc je suis.

            Déclin de l’Occident, passion du bien-être ou quête de sens ? Il y a sans doute un peu de tout cela dans le phénomène. Chacun pourra proportionner la dose de ces trois interprétations à sa guise, mais elles montrent que l’anxiété est profonde. Cela dit, il ne faudrait pas non plus se mettre à avoir trop peur de la peur. Car ces craintes, pour être multiples, n’en restent pas moins limitées. Certes elles bloquent, ralentissent, énervent, mais, mis à part quelques prophéties d’illuminés, elles font aussi l’objet d’un examen critique assidu. Toutes sont médiatisées par un débat, qui est parfois rude (réchauffement climatique, OGM ou nanotechnologies), mais qui n’a rien à voir avec les paniques meurtrières que l’Europe a connues à l’aube des temps modernes et que le reste du monde n’a pas fini d’expérimenter. Ce qui amène d’ailleurs à penser que le déclin de l’Occident est en fait tout relatif !

samedi 15 novembre 2014

Qui peut juger de la légitimité d'une décision politique ?

Cette question évoquée sur France Culture le 12/11/2014 dans l'émission le Grain à moudre, avec Fabienne Bruguière, Gérald Bronner et votre serviteur.

Je ne saurais trop recommander la lecture de l'excellent ouvrage de Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF.

vendredi 26 septembre 2014

A qui appartiennent les enfants ?


Vers l’âge de 28 ans (c’est l’âge moyen aujourd’hui), il arrive que l’on « ait » des enfants, mais sont-ils vraiment à nous ? S’il fallait en croire notre hymne national — Allons enfants de la patrie ! — , les enfants appartiendraient moins à leur famille qu’à la nation, qui pourrait à tout moment en disposer comme bon lui semble. Elle ne s’est d’ailleurs pas privée de le faire. Prenons 1914 : on ne peut être aujourd’hui que surpris, à l’âge des guerres réputées « propres », par le consensus presque absolu qui a permis le sacrifice d’une part majeure de la jeunesse européenne. Certes l’enthousiasme des débuts a vite cédé le pas à un désespoir sans nom, mais, pendant quatre ans, il n’a jamais trouvé les ressources pour éviter ou à tout le moins limiter le massacre mutuel des enfants de patries voisines réputées civilisées. Ce fut l’apothéose tragique de la solution traditionnelle à la question « à qui appartiennent les enfants ? » : ils n’appartiennent, a-t-on longtemps pensé, ni aux parents ni aux familles ni à eux-mêmes mais à la communauté quelle qu’elle soit : bande, clan, tribu ou nation, qui peut en user et abuser sans limite.
            Face à cette solution traditionnelle, dont la compréhension nous échappe presque totalement désormais, nous autres contemporains sommes tentés de répondre d’une tout autre manière : les enfants n’appartiennent qu’à eux-mêmes ! Car ce sont des « personnes » à part entière, libres et égales en droit, et non des membres d’une communauté. Leur éducation est à leur propre service et non au service du clan, de la nation, de sa puissance ou de sa gloire ; elle doit se plier à l’impératif de leur épanouissement, à l’injonction de leur bonheur présent et futur, aux moindres souffles de leurs désirs. L’éducation de l’enfance est devenue synonyme de « protection de l’enfance ». On voit pourtant sans peine la difficulté de cette nouvelle conception. Car si les enfants n’appartiennent d’emblée qu’à eux-mêmes, pourquoi faudrait-il encore les éduquer ? Pourquoi faudrait-il les faire devenir autre qu’ils ne sont, s’ils sont dès leur naissance tout ce qu’ils doivent être ? Et comment ne pas voir qu’un enfant qui n’appartient qu’à lui est un enfant abandonné … 
            Devant la double impasse d’une réponse traditionnelle impossible et d’une solution contemporaine improbable, on pourrait se tourner vers les grandes religions monothéistes qui avaient trouvé une issue intermédiaire, élégante et puissante, à ce problème. Pour elles, les enfants n’appartiennent ni au groupe ni à leurs parents ni à eux-mêmes, mais à Dieu, père suprême, seul Créateur de tout. Celui-ci les placerait en quelque sorte en location chez leurs parents « adoptifs » en leur en confiant la garde et la responsabilité bienveillante. C’est cette idée qui permet à John Locke, par exemple, dans le Traité sur le gouvernement civil (1690) de dénier aux parents le droit de vie et de mort sur les enfants — et du même coup (car tel était l’enjeu) aux rois de disposer à leur guise de l’existence de leurs sujets. L’idée est belle, mais sa réalisation le fut moins, car aucune des trois grandes religions n’est parvenue à renoncer tout à fait à la pratique du sacrifice communautaire des enfants ; elles l’ont même parfois porté, au nom de Dieu, à son intensité maximale.
Il y a pourtant dans cette idée d’un tiers entre l’enfant et sa famille, la matrice d’une solution compatible avec l’individualisme contemporain. Car, on pourrait dire que l’enfant n’appartient ni à lui-même ni à sa famille ni à la communauté ni à l’Etat ni à Dieu, mais à l’adulte qu’il sera plus tard[1]. Et c’est à cet adulte futur que doivent travailler de concert non seulement la famille, la société, l’Etat et Dieu (si l’on y croit), mais l’enfant lui-même ; car il n’y aurait rien de tout cela s’il n’y avait pas d’adultes ! Tous doivent s’en occuper pour qu’il grandisse et s’appartienne comme grande personne. Cela s’appelle l’autonomie, et je ne vois pas d’autre finalité de l’éducation que celle-ci.

            On achèvera de s’en convaincre, en relisant ce passage sublime du fameux ouvrage Le Prophète du poète libanais Khalil Gibran (chapitre 3) :

Et une femme qui tenait un bébé contre son sein dit, Parlez nous des Enfants.
Et il dit :
Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à la Vie.
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne sont pas à vous.
Vous pouvez leur donner votre amour, mais pas vos pensées.
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez héberger leurs corps, mais pas leurs âmes.
Car leurs âmes résident dans la maison de demain que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux, mais ne cherchez pas à les faire à votre image.
Car la vie ne marche pas à reculons, ni ne s’attarde avec hier.
Vous êtes les arcs desquels vos enfants sont propulsés, tels des flèches vivantes.
L’Archer vise la cible sur le chemin de l’Infini, et Il vous tend de Sa puissance afin que Ses flèches volent vite et loin.
Que la tension que vous donnez par la main de l’Archer vise la joie.
Car de même qu’il aime la flèche qui vole, il aime également l’arc qui est stable.

——
• Khalil Gibran, Le prophète,  (1923), Livre de Proche, 1996



[1] Le philosophe du droit Pufendorf (1632-1694) compare l’éducation des parents à la gestion des affaires et des intérêts d’une personne qui est absente : « On a lieu de présumer que si en naissant [l’enfant] eût l’usage de la Raison, et qu’il eût pu considérer, qu’il ne pouvait point absolument se conserver en vie sans le soin de ses parents, et par conséquent sans l’autorité que ce soin demande, il s’y serait volontiers soumis, à condition qu’ils l’élevassent bien : consentement, qui étant présumé sur un fondement raisonnable, vaut autant qu’un consentement formel ; de même qu’une personne, de qui on a fait les affaires en son absence et à son insu, est censée s’être engagée tacitement à dédommager des dépenses que l’on ferait pour lui rendre ce service » (Droit de la nature et des gens, Livre VI, Chap. II, § 4). Ceci pour montrer que l’autorité paternelle n’a rien de naturelle, mais qu’elle repose sur un contrat tacite.

dimanche 10 août 2014

Suite de l'histoire du Capital (Allemagne et Etats-Unis)… 

Le chapitre 4 « De la vieille Europe au Nouveau Monde » élargit l’approche historique de la structure du capital à l’Allemagne et à l’Amérique du Nord. Cela permet de faire une synthèse de la grille de lecture adoptée par Piketty.
Le premier regard, le plus ample, examine la composition du capital : les deux grandes évolutions des pays développés est que 1) les terres agricoles ont été remplacées par le capital immobilier, industriel et financier ; et 2) le rapport capital/revenu s’est effondré après 1914 et n’a cessé d’augmenter après 1945 pour atteindre le niveau de 1914.
Le second regard s’approche des éléments de ce capital et de leurs liens : 1) Quelle est le part des actifs étrangers ? Très importante pour les puissances coloniales, elle s’amenuise ensuite sauf pour l’Allemagne pour qui elle représente aujourd’hui 50% de revenu national. 2) Deuxième élément : le capital public et la dette publique ; 3) Troisième élément : Le capital privé, c’est-à-dire la richesse patrimoniale des individus, qui, elle aussi, suit un courbe en U.

La guerre de 14 explique, pour l’Europe, la chute du rapport capital/revenu par l’effet cumulé des destructions, des chocs budgétaires, des troubles financiers (le fameux emprunt russe, la nationalisation du canal de Suez). C’est la fin des rentiers.
En Amérique du Nord, les chocs du XXe siècle ont moins d’effets, ce qui fait que le rapport entre capital nationale et revenu national est beaucoup plus stable.

Parmi les autres enseignements du chapitre, je note :
• « Le pays qui a le plus massivement utilisé l’inflation pour se débarrasser de ses dettes au XXe siècle – L’Allemagne — ne veut pas entendre parler d’une hausse des prix supérieurs à 2% par an ; le pays qui a toujours remboursé ses dettes publiques, y compris au-delà du raisonnable — le RU —, a une attitude plus souple et ne voit pas de mal à ce que sa banque centrale achète une bonne part de sa dette publique et laisse légèrement filer l’inflation » (p. 227)

• L’analyse sur le poids du « capital esclavage » aux Etats-Unis (p. 250 sq.) : « On constate que la valeur totale des esclaves était de près d’une année et demie de revenu national aux Etats-Unis à la fin du XVIIIe et pendant la première moitié du XIXe, c’est-à-dire approximativement autant que la valeur des terres agricoles » (p. 251). Piketty voit dans le phénomène la source de l’ambivalence américaine : d’un côté une promesse égalitaire et un espoir considérable placé dans cette terre d’opportunités ; de l’autre, une forme extrêmement brutale d’inégalité, notamment autour de la question raciale (p. 254).

Petite réserve de lecture en passant, sur la structure de détail du livre qui n'articule pas assez à mon goût les analyses. Le fil chronologique d'ensemble est clair, mais Piketty juxtapose ensuite des fiches d'analyse. Bref, petit défaut architectonique.
 à suivre … 

Pourquoi fait-on des enfants ?

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