[… Suite du message du 15/05/2014]
L’« idéologie » en
trois sens
Pour
neutraliser d’emblée le caractère paradoxal de cette question, il convient
d’établir quelques distinctions élémentaires sur ce terme d’« idéologie »
aussi confus que débattu. Je ne me risquerai pas, après bien les analyses
savantes et puissantes d’Althusser, d’Aron ou de Boudon[1] à
proposer des définitions définitives ou inédites. Mais il me semble possible de
s’entendre a minima sur le fait que, dans ce concept,
au moins trois registres sont en jeu.
Le premier
registre, le plus général et le plus neutre, utilise le terme idéologie comme
synonyme de « vision du monde ». L’idéologie, en ce sens, est un ensemble
d’idées, de croyances, de valeurs ou de principes, propre à une époque
(l’idéologie moderne), à un espace géographique (l’idéologie européenne ou
américaine, française ou allemande) ou encore à tel ou tel aspect de la société
(l’idéologie libérale, écologique, sanitaire, féministe, élitiste …). Ce sens
courant peut faire l’objet d’un usage rigoureux et éclairant comme l’ont
montré, par exemple, les travaux de Louis Dumont sur l’idéologie moderne ou sur
l’idéologie allemande[2]. Mais
il faut aussi rappeler que ce premier sens se situe à l’exact opposé du sens
originel du terme, qui apparaît sous la plume de Destutt de Tracy (1754-1836)
pour désigner « la science des idées ». Ce disciple de Condillac et du
sensualisme entendait désigner par là non pas « l’esprit du temps », mais,
au contraire, son étude génétique, systématique et critique dans le but de
faire émerger une science exacte et définitive, épurée qu’elle serait de tout
espèce de préjugés et d’illusions.
C’est face à
l’ambition sans doute démesurée d’un tel projet que le terme a pris la
dimension péjorative qui l’accompagne désormais le plus souvent. C’est ainsi
que, avec le marxisme notamment, l’idéologie devient l’exact contraire de la
science. Pour Marx, elle désigne certes toujours un dispositif intellectuel,
moral et spirituel, mais seulement en tant qu’il reflète plus ou moins
consciemment les réalités de l’infrastructure économique et sociale. «
L’idéologie, écrit ainsi Louis Althusser en fidèle disciple de Marx, est la
représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles
d’existence »[3]. L’idéologie n’a ainsi
aucune espèce d’autonomie par rapport aux systèmes de production et aux modes
de propriété ; elle offre l’image fidèle des intérêts déterminés d’une
classe déterminée. D’où le fait qu’il existe une pluralité d’idéologies, dont
les conflits, selon Marx et ses épigones, coïncident avec la lutte des classes.
Chaque époque économique connaît ainsi son « idéologie dominante »,
défendue et renforcée par ce qu’Althusser appellera les appareils idéologiques
d’Etat (l’Eglise, la famille, l’école, les médias, …), dont la puissance permet
d’assurer en relative douceur le pouvoir d’une classe sur une autre. Cette
lecture n’empêche pas Marx d’envisager une « fin de l’idéologie ». Elle
adviendra lorsque, grâce à la critique féroce de l’idéologie dominante, pourra
émerger dans une société ayant dépassé la lutte classe une science exacte et
universelle enfin débarrassée de toute espèce d’intérêts souterrains. En
dessinant cet horizon, Marx rejoint in
fine le projet ultime des Idéologues du début du XIXe siècle, à savoir
l’élaboration d’une science achevée, parfaitement neutre et
désintéressée : cela même que ceux-ci nommaient « idéologie ».
Mais
l’histoire paradoxale du terme est loin d’être achevée, puisqu’il est devenu
courant de voir dans le marxisme lui-même le modèle de l’idéologie, l’idéologie
par excellence. Ce troisième registre
a été thématisé de la manière la plus puissante par Hannah Arendt. Dans son
exploration des Origines du totalitarisme
(1951)[4],
Arendt redéfinit les idéologies sur les exemples du racisme, du nazisme, du
communisme, comme des «-ismes », c’est-à-dire des pensées à vocation
systématisante. En un sens, elles se rapprochent de la philosophie telle que
Kant la définissait à travers ses fameuses trois questions. Comme la
philosophie, les idéologies présentent une dimension théorique (« Que puis-je
savoir ? »), une dimension pratique (« Que dois-je faire ? »
(philosophie pratique) et une dimension
religieuse ou sotériologique (« Que m’est-il permis d’espérer ? »). Mais
la grande différence est que, dans les idéologies, les questions deviennent des
réponses définitives, absolues et incontestables. L’idéologie propose d’abord
une interprétation achevée du monde, à partir d’une seule et unique clé censée
ouvrir toutes les portes de la connaissance du réel (la « lutte des classes
» chez Staline ou la « lutte des races » chez Hitler). Elle offre ensuite
un programme complet d’actions qui donne du sens à tous les gestes, même à ceux
qui paraissent les plus insignifiants ou futiles (vendre un journal ou faire
l’amour de telle ou telle manière). Elle apporte enfin la promesse d’un salut,
dont le point focus n’est pas un au-delà incertain, mais la certitude d’un
progrès d’ores et déjà visible de l’Histoire humaine dans son ensemble. Les
Idéologies sont ainsi, en ce sens, des métaphysiques achevées, des éthiques
complètes et des religions séculières. Ainsi, pour Arendt, leur pouvoir de
séduction et d’attraction ne s’explique pas par des intérêts socio-économiques,
comme le pensait Marx, mais il trouve ses ressorts dans les intérêts de la
raison humaine elle-même, c’est-à-dire dans l’appétit insatiable de comprendre
et dans le rêve effréné d’abolir sa propre finitude.
Cette
lecture puissante permet de comprendre que les intellectuels soient les
premières « victimes » des idéologies en même temps que leurs principaux
vecteurs. Elles leur apportent en effet une forme extraordinaire de dopage dans l’exercice de leur métier
d’expliquer et dans leur perpétuelle tentation de prescrire, voire de sauver.
D’où aussi l’énergie considérable qu’ils déploient à les défendre (qui n’a
d’égale que le déni des coureurs du tour de France) en tentant aussi bien de
les immuniser contre tout espèce de critique que d’esthétiser les
contradictions qui leur sont inhérentes. D’un côté, la doctrine tend à devenir
« infalsifiable », sourde à toute espèce de fait contrariant ; de
l’autre, les incohérences se font « fécondes », « audacieuses », et
forcément sublimes.
… à Suivre
[1] Louis Althusser, Positions,
Editions sociales, 1982 ; Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Pluriel, 2010 ; Raymond Boudon, L’idéologie ou l’origine des idées reçues,
Fayard, 1986
[2] Cf. Homo
Aequalis, I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard
« Tel », 2008 ; Homo Aequalis II,
L’idéologie allemande, Gallimard, 1991.
[3] Positions, op. cit., p. 114.
[4] Tr. fr. Les
origines du totalitarisme, Gallimard « Quarto », 2002.
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